lâchez les ours
Il est des programmes de restauration d'espèces animales qui se passent si bien que personne n'en parle. Ainsi en est-il du vautour fauve pyrénéen, protégé depuis plus de trente ans, ou du vautour moine, réintroduit dans le Massif Central en 1992. Charognards, ces volatiles jouent en effet les équarisseurs bénévoles pour le plus grand bénéfice des éleveurs qui pouvaient ainsi se contenter d'abandonner sur place leurs animaux morts, aussi longtemps du moins que la réglementation européenne ne soumettait pas à un contrôle scrupuleux les pays qui persistaient dans leur intention de faire en sorte que ces vautours s'alimentent de façon traditionnelle. On voit bien, alors, la condition qui rend le compromis possible, et possible la réimplantation d'espèces dans un milieu qui, qu'on le veuille ou non, leur est désormais étranger : sinon leur utilité économique, au delà d'une hypothétique activité touristique qui ne concerne pas les mêmes acteurs, du moins leur absence de concurrence à l'égard des activités pastorales qui occupent le milieu en question.
S'il avait suivi les plans, l'ours n'aurait pas plus posé de problèmes ; pourtant, à en juger par la richesse du site que le Ministère de l'Ecologie lui consacre, et à lui seul, sa présence, eu égard à la faiblesse des effectifs en cause, semble générer un monceau d'ennuis. Même si sa situation, décrite en un langage au demeurant si direct qu'il porte la marque du scientifique, et pas du bureaucrate, paraît, selon les zones d'implantations, variable, et oscille entre le périlleux et le désespéré, on ne peut s'empêcher de poser une question de bon sens : à quoi bon tant d'efforts pour de si maigres résultats ? Car depuis que la brebis galeuse du troupeau slovène a terminé sa divagation sur une route nationale à quatre voix et à haute vitesse, heureusement sans dommages pour le conducteur qui l'a percutée, il ne reste que trois survivants sur les cinq animaux lâchés voici à peine un an. Avec un tel taux d'attrition, et si l'on tient, de plus, compte de cette malheureuse habitude propre aux mammifères, et qui les oblige à être deux pour se reproduire, on comprend que, non seulement l'on ne soit pas près d'assurer la survie de l'espèce, mais que l'on risque même, pour ce faire, de dégarnir la Slovénie sans nullement garantir le repeuplement des Pyrénées.
C'est que, si l'ours est, plus qu'autre chose, un symbole, l'affrontement qu'il génère, et dont il est l'innocent otage, s'exprime de manière lourdement physique et, comme tel, met aux prises deux groupes sociaux radicalement antagonistes. Guerre et thon, énorme documentaire d'Olivier Jourdan-Roulot récemment diffusé sur France 3 dans la case Strip-Tease montrait bien comment un conflit, la bataille navale opposant l'an dernier dans la rade de Marseille la flotte des thoniers-senneurs au navire de Greenpeace, peut, sur la base d'un conflit pour l'appropriation, même provisoire et symbolique, d'un territoire, cumuler tous les antagonismes de classe possibles : multinationale écologiste contre comité des pêches local, scientifiques et universitaires contre titulaires du certificat d'études, militants écolos contre syndicalistes, post-soixante-huitards quasi-fonctionnaires contre travailleurs indépendants soumis, en tant que pêcheurs, à la plus totale et permanente incertitude quant à la sécurité de leurs revenus. Si l'enjeu, pour les éleveurs ovins des Pyrénées, reste bien moins vital que pour les pêcheurs méditerranéens, l'affrontement se pose en des termes identiques, et, sur un plan physique comme symbolique, tout autant virils. Et le Ministère a beau, dans son rôle, jouer les conciliateurs, l'issue de la bataille de l'ours ne peut que signifier la défaite complète de l'un des antagonistes. On comprend alors pourquoi certains écologistes radicaux proposent comme solution le bannissement de toute présence humaine dans la zone de l'ours ; naïvement, ils dévoilent ainsi leur plus profond fantasme et, prônant une solution finalement rigoureusement identique à celle des ennemis de l'ours, mais en sens opposé, avouent ne pas savoir quoi faire de cet animal indocile, pervers et rusé qui prend un tel plaisir à gâcher leurs plans : l'homme.
Commentaires
Tu as probablement raison de souligner cet antagonsmie auquel on ne pense pas : entre le scientifique, le fonctionnaire diplômé et le titulaire de l'ex certificat d'études. Sans élever l'un ni abaisser l'autre, on comprend ce qui peut ainsi polluer le débat.
Il est vrai qu'on peut se demander quelle raison motive cette obstination à réintroduire l'ours : pour quel "bénéfice" ? J'entends par "bénéfice" y compris le bénéfice écologique. Il reste que, dans la relation homme/ours, c'est bien l'ours qui a disparu du fait de l'activité, de la chasse, de l'homme. Préserver la diversité de la faune peut, tout de même, être un objectif en lui-même. Après l'ours, quelle espèce disparaîtra, parce qu'on lui reprocher quelques désagréments ?
Et, derrière tout cela, ne peut-on voir aussi une certaine tendance, bien contraire à la nature de... la Nature, au risque zéro, de la part des éleveurs, qui en viendrait presque à aseptiser les alpages ?
Certes, mais mon billet ne concernait que la situation spécifique des ours pyrénéens. Au fond, la question était la suivante : comment cinq malheureux plantigrades débarqués dans les Pyrénées françaises peuvent-il causer autant d'ennuis ? On parle à peine plus, voire moins, et moins souvent, du retour du loup dans les Alpes. Pourtant, là, il y a un bilan des dégâts sur les troupeaux : en 1994, environ 50 attaques et 200 victimes ; en 2006, 900 attaques et 3000 victimes.
La question de l'ours n'est donc pas physique, mais symbolique, donc sociologique, et se résume en fait à un affrontement entre ces deux catégories sociales, montagnards éleveurs ovins, et militants pour la pureté de la nature, que non seulement, socialement, tout oppose, mais qui, de plus, contrairement à l'administration, ne répugnent nullement à l'affrontement physique, et c'est un euphémisme. Il s'agit bien de savoir qui est le propriétaire authentique de ce territoire montagnard, et on retrouve là une problématique étudiée par Luc Boltanski dans un remarquable article des Actes de la recherche en sciences sociales sur la maîtrise des biens sans maître, ces espaces publics, montagne, campagne, mer, en principe accessibles à tous, en fait longtemps, jusqu'au développement des congés payés et des transports bon marché, reservés aux privilégiés. Imposer un certain mode de gestion aux éleveurs, ou interdire les chemins de montagne à qui que ce soit d'autre qu'un randonneur à pied sont deux exemples de stratégies utilisées par cette catégorie sociale, ces militants écologistes très souvent recrutés dans les couches d'âge mûr des professions intermédiaires intellectuelles, pour disposer en exclusivité de ces territoires, et les organiser de la façon qui leur convient.