la peau du mouton noir
Il n'existe sans doute guère de position intellectuelle plus confortable que celle des agents de l'État chargés de la rédaction annuelle du bilan de l'accidentologie, tant la confrontation avec leurs travaux des années antérieures confirme que leur intervention se limite à un ordinaire copier-collier d'un texte à peu près intégralement reproduit en l'état, et où l'on se contentera d'une simple mise à jour des données chiffrées. Cette façon de faire, qui présuppose la permanence des phénomènes observés, et interdit de prendre en compte leur dynamique, entraîne des biais irréductibles dans l'analyse de l'accidentalité d'une catégorie particulière d'usagers, dont les effectifs sont en forte croissance ; il s'agit, et cela ne constituera pas une surprise pour les habitués de ce carnet, des motards.
Les données définitives récemment
publiées montrent, à l'inverse de
l'année précédente, une forte
diminution de leur accidentalité puisque le nombre de
tués en métropole serait passé de 880
à 769, soit une baisse de 12,6 %, certes
considérable par rapport à la stagnation de
l'année précédente, mais
inférieure à celle des automobilistes, où la
diminution atteint 14,3 %. Sauf que ce type de comparaison, par
ailleurs impossible à faire avec des années
antérieures puisque la définition du
tué a changé en 2005, n'a de sens qu'à
effectifs constants. Il se trouve que, pour les automobiles, dont le parc est
stable, autour de 30 500 000 véhicules depuis 2002, tel est
bien le cas. Naturellement, pour les motocycles, dont la
croissance des ventes d'une année sur l'autre a
atteint 16,7 % en 2006, dont la part dans les immatriculations
annuelles de véhicules individuels est passée de
5,2 % en 1996 à 10,1 % aujourd'hui, et dont le parc n'est
pas connu, il n'en est rien. En d'autres termes, il paraît
tout à fait probable que, compte tenu de la croissance forte
et constante du nombre d'usagers exposés au risque, la
diminution de leur mortalité en 2006 à la fois
atteint un taux sans précédent, et se
trouve supérieure à celle des automobilistes.
Autant dire que, pour la Sécurité
Routière, une aussi bonne nouvelle ne peut être
que catastrophique.
Car rien d'autre n'explique cette baisse que l'augmentation du nombre
des pratiquants : s'il y a de moins en moins de morts, ce n'est pas en
dépit du fait qu'il y ait de plus en plus de motards, mais
à cause de celui-ci. Une des
spécificités de l'accidentalité des
motards, spécificité que la
Sécurité Routière se trouve bien
obligée de reconnaître, mais qu'elle se garde bien
de mettre en avant, tient au fait que leur taux de
responsablité dans les accidents dont ils sont victimes est
le plus faible de tous les usagers motorisés de la route, et
donc que, plus qu'aucune autre catégorie,
l'évolution de leur accidentalité
dépend avant tout du comportement des autres. La diffusion
du deux-roues à moteur, la conversion des automobilistes au
scooter génère une plus grande attention
à ce véhicule de plus en plus familier, et des
rapports de moins en moins conflictuels entre des usagers qui
développent des normes communes. De ce processus
interactionniste, où la cohabitation s'améliore
en permanence, où le mouton noir perd de son
anormalité et réintègre le troupeau,
l'État n'a aucune part.
Ainsi s'explique l'objectif fixé en début d'année par le ministre des Transports : en 2007, moins de 500 motocyclistes tués soit, à effectifs constants, une baisse de 35 %. Or, il se trouve qu'une telle baisse correspond exactement à celle de l'accidentalité globale obtenue sur quatre ans, entre 2001 et 2005, performance que l'État considère comme tellement exceptionnelle qu'il n'hésite pas à s'en glorifier. Alors, qu'il demande à une catégorie d'usagers de parcourir le même chemin en une seule année montre bien que l'on se trouve là dans l'un de ces très rares moments où, pris de court, l'appareil d'État n'a pas le temps d'inventer un mensonge. Aussi est-il sincère : surpris par les résultats de 2006, fixant en conséquence un objectif tellement bas qu'il lui donne l'absolue certitude qu'il ne sera pas atteint, l'État montre sans ambiguïté possible à la fois le rôle qu'il réserve aux motards, et combien il est contrarié de les voir s'en affranchir. Car ce mouton noir, cet insoumis qui a choisi de rouler, en hérétique, sur un engin dépourvu de cette sécurité passive que l'État privilégie, parce qu'il peut l'organiser, doit bien payer son audace. Que la croissance de ses effectifs s'accompagne inévitablement d'une banalisation de sa présence, et l'État se voit contraint, en quelque sorte, de rétablir le déséquilibre, de replacer le motard dans le camp de la déviance en lui fixant comme norme un objectif inaccessible, objectif dont l'insuccès lui fournira le prétexte d'une nouvelle condamnation.
Commentaires
"leur taux de responsablité dans les accidents dont ils sont victimes est le plus faible de tous les usagers motorisés de la route".
Vous n'auriez pas quelques chiffres à proposer?
"cet insoumis qui a choisi de rouler, en hérétique,": là, camarade motard, t'en fait un peu trop! On dirait Eolas et son vélo rebelle, grilleur de feux devant l'Eternel! Tiens du coup, j'ai envie d'dire www.dailymotion.com/video...
@potagepekinois,
Quelques éléments (partiels) en page 10 ici :
www.securite-routiere.gou...
potagepekinois : les données en question sont ici. A pardon, j'ai pas fait attention aux autobus ; donc, corrigeons : "plus faible de tous les usagers motorisés de la route, à l'exception des transports en commun." Pour une fois que je ne dis pas de mal des statistiques de la Sécurité Routière. Enfin si : à l'avant-dernière page du document cité, on lit que la responsabilité du motard dans les accidents entre une moto et une voiture, donc l'essentiel des accidents avec tiers en cause, varie de 50 % à 25 % en fonction de deux paramètres : que l'accident ait été ou non mortel, et qu'il se soit produit en rase campagne ou dans des agglomérations plus ou moins importantes.
A priori, on ne comprend pas ce que ces paramètres peuvent avoir de déterminant ; je proposerais bien une autre explication : la responsabilité attribuée au motard varie en fonction de deux critères, : que, survivant à l'accident, il ait eu la possibilité de défendre son point de vue, et que l'accident ait eu des témoins, et là, la probabilité sera d'autant plus forte que l'agglomération est dense.
Pour Eric, attention au fait que le document cité, que j'ai par ailleurs longuement critiqué, est maintenant périmé. La Sécurité Routière publie tous les deux ans une étude consacrée à "la sécurité des motocyclettes" - je ne comprends toujours pas ce manque d'intérêt pour les motocyclistes - dont les données datent de deux ans. L'édition 2007 avec les chiffres 2005 vient donc de sortir, j'attends qu'elle soit librement téléchargeable.
Briscard, mon cher, tu parles peut-être pour les Harleyistes bedonnants. Personnellement, j'en connais, en sportives full power, qui n'amusent pas la galerie, et c'est un euphémisme.
intéressant - ça c'est de la lecture ! il faudrait une rubrique de ce type dans le Canard enchaîné, à côté de la page des potins mous. Pour durcir un peu.