Il n'existe sans doute pas de sujet plus énigmatique, pour l'amateur de constructions sociales, que la manière dont des acteurs élaborent une vérité qui n'est considérée comme telle que dans un cercle très restreint, vérité dont ces acteurs défendent la pertinence contre toute rationalité, les atteintes qu'ils subissent ne servant qu'à les renforcer dans leur conviction. On a déjà parlé d'une de ces constructions, celle qui a été bâtie par Denis Robert, pour qui Clearstream, cet auxiliaire logistique des établissements financiers européens, constitue en fait la clef de voûte d'un système mondial d'échanges monétaires illégaux sans lequel ceux-ci n'existeraient, tout simplement, pas. En publiant ses thèses, il s'est attiré une impressionnante quantité d'ennuis judiciaires et, en parallèle, un certain nombre de fidèles, qu'il ne ménage pas. Après avoir, à la mi-octobre, perdu en appel trois procédures distinctes, et malgré une proposition d'armistice que certains, dans son camp, ont favorablement accueillie, il vient en effet de se pourvoir en cassation. Alors, il devient encore plus intéressant de se demander si l'hypothèse selon laquelle ce qu'il prétend avoir découvert serait effectivement exact peut être vraisemblable, et de le faire en utilisant des éléments totalement étrangers à sa cause.

On peut, pour commencer, observer la réalité des affaires de délinquance financières, celles qui sont traitées comme telles par la justice. Le dernier gros procès en date, dit Sentier II, reste sans doute la plus lourde affaire de ce type instruite à ce jour en France, notamment à cause du nombre des prévenus et parce que la justice, à l'inverse de la presse, n'a pas comme fonction d'accorder un traitement particulier à un individu spécifique du seul fait de sa notoriété. La procédure implique également un certain nombre d'établissements financiers accusés de complicité dans cette affaire de fraude fiscale et de blanchiment, en particulier la Société Générale à l'égard de laquelle le parquet a requis la relaxe. Le jugement sera rendu le mois prochain, mais l'on peut déjà tenir pour acquis qu'il ne devrait guère passionner les foules. Car, en fait, il n'est question là que de délinquance très ordinaire, de vendeurs de vêtements organisant un trafic frauduleux entre la France et Israël pour un préjudice dont le montant total, atteignant les 32 millions d'euros, prêterait, par les temps qui courent, plutôt à sourire. Et, malgré toute la puissance de ses capacités d'investigation, la justice ne semble même pas en mesurer de prouver la complicité de la Société Générale : les condamnations ne concerneraient alors que quelques dizaines de petits commerçants. Alors, si une instruction conduite selon les règles abouti à un résultat tellement peu spectaculaire qu'il ne fera même pas une bonne histoire, comment un journaliste qui n'a d'investigateur que le nom qu'il se donne, et aucun des pouvoirs dont la justice dispose, pourra-t-il, seul, venir à bout d'une entreprise autrement plus complexe que l'épluchage des comptes de commerçants du Sentier ? C'est, nous dit-on, qu'il n'est pas seul ; en fait, il dispose d'informations incontestables, puisque fournies par un insider.
Dans les situations de ce genre, la dénonciation reste en effet le plus sûr auxiliaire de la justice. Aussi est-il utile de s'intéresser au parcours d'un de ces producteurs d'information : Heinrich Kieber. Sans doute fort peu connu dans le monde francophone, Heinrich Kieber est pourtant sorti de l'ombre de ses humbles fonctions, puisqu'il s'occupait d'indexer et de numériser des documents confidentiels à la Liechtenstein Global Trust, première banque liechtensteinoise et propriété privée de la famille régnante. Les preuves de fraudes massives lui passant quotidiennement entre les mains, il décida d'en tirer profit, pécuniairement comme symboliquement, et remit aux autorités compétentes de quoi rendre bien plus difficiles les nuits de nombreux citoyens allemands, britanniques, ou américains. Alors, si la justice attache tant de prix à des informations de cet ordre, et ne se préoccupe pas trop de la façon dont elles sont obtenues dès lors qu'elles peuvent donner lieu à des poursuites pénales, comment expliquer que les dénociations de l'informateur de Denis Robert, si elles possèdent la même pertinence, soient restées sans effet ? Serait-ce le Luxembourg qui fait peur ? Il dispose, il est vrai, d'une force de frappe autrement plus redoutable que l'armée d'opérette du Liechtenstein.

La rationalité éprouve donc les pires difficultés à appuyer les thèses de Denis Robert ; au moins peut-elle se consoler en venant soutenir la figure du journaliste indépendant, luttant presque seul contre la grande entreprise et sa capacité sans limite à l'ensevelir sous les procédures. L'histoire serait exemplaire si cette empathie ne se produisait pas au prix d'un étrange oubli, celui d'un comité de soutien au premier abord bien semblable à celui qui entoure Denis Robert. Après avoir passé près de vingt ans à la Tribune dont il était un des spécialistes en matières premières, Guy-André Kieffer avait accepté une mission d'audit pour le compte de la Côte d'Ivoire. En débordant largement le cadre de ses attributions, il devait s'attirer de profondes inimitiés de la part de gens qui, eux, n'ont pas comme habitude de respecter les formes légales : et voilà plus de quatre ans que plus personne ne l'a vu. Similaire en apparence, sa posture, en somme, se distingue de celle de Denis Robert à la fois par une connaissance experte de son sujet et par une mission d'enquête officielle qui font totalement défaut à celui-ci et, sans doute aussi, par un destin qui a toutes les chances d'être tragique et qui devrait, quand même, intéresser un peu au-delà de RSF. Or, de Guy-André Kieffer, chez les âmes pieuses d'Attac, il n'est rigoureusement pas question. Et chez Acrimed, le Kieffer que l'on trouve n'est pas du tout celui auquel on s'attend.
Alors, quelle est donc la nature de cette étrange construction que ni la rationalité, ni même la morale ne permettent de justifier, et qui ne survit désormais qu'en accusant de collusion une justice qui, voici peu, offrait encore les preuves irréfutables de sa complète servilité ? Bien sûr, on est dans la croyance : mais les mythes que l'on rencontre ici, le journaliste solitaire seul en mesure de conduire les enquêtes qui dérangent, l'héroïque redresseur de torts, la finance rapace et fatalement hors-la-loi, le gouvernement clandestin du monde, la justice à la solde du pouvoir, sont à la fois caractéristiques d'un cercle particulier, narcissique et ignorant, appuyé sur la fiction et la télévision et incarné, notamment, par Canal +, et parfaitement puérils. La foi soulève des montagnes mais, à l'évidence, elle ne suffit pas à faire sauter la banque.