Voilà bien vingt ans, voire plus, que, illustrant son argumentaire d'images de soixante-huitards dans le feu de l'action, une compagnie d'assurances prédisait à la génération qui prendrait sa retraite en 2010 une situation inconfortable, et de grandes difficultés pour trouver baskets à ses pieds. Son travail consistant pour l'essentiel à quantifier le risque, et à proposer une façon de le couvrir, on pourrait penser, à regarder l'actualité, qu'il a été particulièrement bien fait. Pourtant, ce diagnostic qui, vingt ans après, révèle tout sa pertinence, était, alors, largement partagé dans les milieux économiques et politiques, parce qu'il découlait d'un processus de long terme, et facilement quantifiable, l'évolution démographique. D'une certaine façon, à sa naissance au lendemain de la seconde Guerre mondiale, le système de retraite par répartition ne connaissait que des cotisants, et pas de pensionnés. Dans le années 1970, après des décennies d'enrichissement général, les pauvres se rencontraient à la campagne, chez les gens âgés, les femmes en particulier, et leur situation découlait directement d'une pension insuffisante, voire inexistante, faute de droits. Les soixante-huitards néo-retraités, à l'inverse, arrivent à la retraite pourvus de tous leurs droits, et en nombre. Car les cohortes particulièrement fournies des années 1945-1950 se reposent sur des épaules bien fragiles, celles de leurs trop peu nombreux enfants nés après 1973 lesquels, de plus, n'imaginent même pas à quoi pouvait bien ressembler cette notion banale pour leurs parents, le plein emploi.
Avec leurs effets à très long terme, les conséquences de ces déséquilibres démographiques, par définition connues depuis la prime jeunesse de ceux qui en sont la cause, ou en supportent le conséquences, suffisent à expliquer la pertinence des prévisions de la compagnie d'assurances. Il devient, dès lors, intéressant de se demander pourquoi, dans ce monde où les arguments fondés sur la démographie s'échangent à tout volée, dans ce combat entre partisans et opposants à une réforme qui, comme de coutume, entrera en vigueur sans rien résoudre, celui-ci a complètement disparu au profit d'un autre, d'apparition plus récente et d'une moins grande robustesse, l'allongement de la durée de vie.

C'est que le raisonnement par cohortes, confondant dans un même destin toute une classe d'âge, présente un caractère d'autant plus inexorable que la démographie ignore le retour en arrière, et que les classes creuses ne se rempliront plus jamais. Des cohortes ont connu les deux guerres mondiales, d'autres les Trente Glorieuses, d'autres encore le sous-emploi permanent, on n'y peut rien, et on ne choisit pas celle dont on fait partie. Bien que lui aussi de nature démographique, donc quantifiable, l'allongement de la durée moyenne de l'existence se révèle bien plus malléable. Là, l'argument justifiant la réforme s'exprime de manière intuitive : une frontière s'éloigne, celle de la mort, donc l'autre frontière, celle de la cessation d'activité, ne peut que la suivre.
Mais là où la cohorte ne connaît que la masse, l'espérance de vie, déjà fortement segmentée entre hommes et femmes, s'individualise jusqu'à la singularité : chaque catégorie sociale, chaque métier, chaque mode de vie, chaque type d'habitat génère son espérance propre, et permet de dresser la hiérarchie des différences, du couple de cadres supérieurs, sportifs et retraités dans un village de Haute-Provence, au terrassier au chômage dans sa cité du Nord. Et en inventant la pénibilité, notion elle aussi déclinable à l'infini, on offre une justification à des revendications individuelles, qui exigeront la prise en compte de situations particulières. Ainsi, ce conflit social massif se révèle, en fait, divisible à volonté, et fournit une tribune idéale pour assurer la publicité de difficultés récurrentes, comme dans le cas du raffinage. Particulièrement déséquilibrée en France, où un parc automobile essentiellement, pour de pures raisons d'avantages fiscaux, composé de véhicules diesel oblige à exporter vers les États-Unis l'essence excédentaire, cette activité souffre aussi bien d'une demande en baisse que de ses marges à la fois fort volatiles et, sur le long terme, très insuffisantes. Aussi les grands pétroliers étrangers présents sur le sol national vendent-ils leurs installations à des spécialistes, tels le suisse Petroplus, lequel ne s'en sort guère mieux et vient d'annoncer la fermeture de son unité alsacienne de Reichstett. Car les comptes de Petroplus dont, écrivaient Les Echos, l'action, depuis son introduction en bourse en septembre 2007, a perdu 90 % de sa valeur, sont vite faits : en 2009, l'entreprise a perdu 260 millions de dollars, dont 54 attribués à la seule raffinerie alsacienne.

Sous le grand parapluie d'une défense des retraites qui vise bel et bien au maintien du statu quo viennent s'abriter une infinité de revendications individuelles, parfois, comme pour les raffineries ou la réforme portuaire, sans lien direct avec la question principale, et favorisées par ce droit seulement discriminatoire qui, parce qu'on a élevé trois enfants et pas deux, parce qu'on a commencé à travailler à dix-sept ans et pas dix-huit, procure un avantage dont un autre ne profitera pas. Ce vaste univers des détails qui ouvrent droit à, et que certaines catégories sociales savent particulièrement bien exploiter, à l'image d'un droit du travail qui n'est qu'un gigantesque catalogue de privilèges et de moyens d'en profiter, caractérise bien la manière dont ce pays a évité de faire face de façon ouverte, adulte, globale, et démocratique, aux exigences d'aujourd'hui comme à celles d'hier. La retraite, providence du naufragé qui, après des années d'errance, échappe enfin à la noyade, reste cet endroit béni des dieux où plus rien ne peut vous arriver, sauf mourir, et où des droits irréfragables vous garantissent enfin, jusqu'à la fin, une sécurité absolue. Pourtant, vouloir cette sécurité, c'est s'imaginer dans un monde où la terre est fixe, et plate. Or, dans la réalité, la terre est ronde ; en plus, elle tourne.