Puisqu'il ne s'est rien passé à Fukushima Daïchi, rien, en tout cas, de significatif en regard des énormes conséquences humaines et sociales d'une catastrophe naturelle qui ne semble plus intéresser que les âmes sensibles et n'apparaît, dans les dépêches d'agence, qu'à titre de post-scriptum dans le bulletin de santé quotidien de la centrale maudite, il faut bien, malgré tout, s'interroger sur les raisons d'être d'un tel déni de rationalité. Ces défaillances, pour l'essentiel, étaient prévisibles : on ne s'étonnera donc pas que, pour rendre hommage à Liz Taylor, ARTE ait choisi de bousculer ses programmes. De même, on ne sera guère surpris de parcourir en vain les colonnes de la presse grand public à la recherche d'une information, étant entendu que "un niveau élevé de radioactivité" ou bien "des traces de plutonium" sont des énoncés qui n'en contiennent rigoureusement aucune. On ne trouvera, à la place, que le feuilleton journalistique habituel, comme toujours soumis aux aléas de la concurrence entre nouvelles et dans lequel un problème résolu, par exemple la situation de ces piscines un temps ravitaillées par hélicoptère, cesse aussitôt d'exister. Cela, au demeurant, n'est pas trop grave, les organismes spécialistes du domaine, l'ASN, et, plus encore, l'AIEA fournissant, le mieux possible et le plus tôt possible, tous les éléments nécessaires à un public animé du désir de comprendre. Et puis, tous comptes faits, le meilleur indicateur de l'évolution de la situation réelle à Fukushima Daïchi préexiste à la catastrophe et n'entretient avec elle aucun lien institutionnel, puisqu'il s'agit du NIKKEI.

Le plus étonnant, en fait, est de voir la panique subvertir le temple de la rationalité. Sans doute le CNRS doit-il, aujourd'hui, se sentir un peu gêné d'avoir décampé à la première inquiétude ; pourtant, ses personnels, comme il les appelle en bon bureaucrate, ne lui en tiendront pas rigueur. Il s'en trouve même pour justifier la fuite dans un texte qui, en plus de mettre en valeur la vanité nombriliste du donneur de leçons, conduit à s'interroger, si on le compare, par exemple, avec ce qu'écrit un chercheur qui est resté, sur cette étrange force des émotions qui bousculent la rationalité du scientifique, de celui, du moins, qui est considéré et rémunéré comme tel, alors même qu'il faut affronter un problème technique certes complexe, inédit et incertain, mais que seuls la rationalité, et l'ingéniosité, peuvent résoudre. On peut, comme Dave, peser des risques que la culture du scientifique dur aident à appréhender avec précision, et se prononcer en connaissance de cause. Si l'on ignore tout des BWR et que l'on n'est d'aucune utilité pour TEPCO, on peut toujours, en pensant que la situation du Japon d'aujourd'hui entretient nécessairement assez peu de similitudes avec celle de l'URSS d'il y a vingt-cinq ans, en consultant les bulletins des autorités de sûreté qui, certes, ne savent pas tout, mais ne sont pas non plus, comme voilà vingt-cinq ans, dans l'ignorance complète des événements, produire une opinion rudimentaire, mais malgré tout un peu informée, et rationnelle. Pourquoi, alors, abdiquer, trouver son salut dans l'imprécation, la lettre ouverte aux dieux négligents, remettre en circuit le complot capitaliste et la plainte de la nature, jouer les révolutionnaires sous contrat permanent ? Comment oser qualifier les employés de TEPCO de liquidateurs et insulter ainsi l'ensemble des parties en cause, mais avant tout les soldats soviétiques, ramassant à la pelle le combustible éparpillé sur le toit de la centrale de Tchernobyl, là où deux minutes suffisaient pour recevoir une dose mortelle ?

Si tant est qu'il soit pertinent de nourrir des comparaisons entre des événements aussi rares et singuliers que les accidents nucléaires, le précédent qui s'impose pour Fukushima Daïchi, avec un réacteur de génération et technologie comparable, une fusion partielle du cœur, des rejets radioactifs dans l'atmosphère comme solution de dernier recours pour éviter le pire, une gestion chaotique mais finalement salvatrice, c'est Three Mile Island. Pourquoi alors, l'Europe semble-t-elle ne se soucier que de Tchernobyl ? Après tout, à Tchernobyl, tout s'est passé en quelques minutes et, après que le réacteur ait craché ses entrailles, il ne restait plus rien à préserver. Pour l'instant, à Fukushima Daïchi, TEPCO compte un mort, victime du séisme, et deux disparus emportés par le tsunami. Rien ne dit que le bilan s'alourdira, et l'accident restera alors classé au même niveau que celui de Three Mile Island, deux échelons en dessous de Tchernobyl. Bien sûr, le spectre du RBMK parle d'autant plus fort qu'il est brandi comme épouvantail par les activistes anti-nucléaires, et qu'il savent le faire causer. Mais l'imaginaire de la centrale ukrainienne, la ville morte, le sarcophage que l'on imagine déjà ensevelissant les trois réacteurs de Fukushima, la terre empoisonnée, la dispersion des radio-éléments qui retombent au hasard des conditions météorologiques ne se contente pas de sa puissance d'évocation : il est aussi singulier, irréductiblement lié à la période soviétique et à l'histoire de l'Europe. Three Mile Island et Fukushima se ressemblent aussi en ceci que ces accidents surviennent dans des pays fortement développés et raisonnablement démocratiques, soucieux de sécurité et désireux de préserver la valeur comptable de leurs investissements ; Tchernobyl, à l'opposé, au désespoir des Européens qui auraient tellement aimé partager ce fardeau, reste unique. Une aussi révoltante injustice vaut bien que l'on maudisse les dieux.