Le jour de gloire est donc enfin arrivé. L'intransigeant Mediapart, le vilain petit canard têtu qui, seul contre tous, croyait dur comme fer à la culpabilité du ministre désormais honni avait donc raison. La victoire est si éclatante que son directeur peut se permettre de jouer les modestes, regrettant ce combat mené contre tellement d'ennemis recrutés en masse dans la classe politique comme dans la clique médiatique. Triomphent avec lui ces francs-tireurs du journalisme qui se dit d'investigation, ces redresseurs de torts dont la raison sociale se borne à prétendre faire, mieux qu'elle et sans posséder aucun de ses moyens, le travail de la justice. Mais le dur métier du sociologue le contraint, une fois de plus, à dénouer l'enchantement, tâche en l'espèce d'autant plus facile qu'il peut à cette fin s'appuyer sur un célèbre article de Luc Boltanski.

La dénonciation que celui-ci rédige avec Yann Darré et Marie-Ange Schiltz et publie dans les Actes de la Recherche en 1984 peut en effet se lire comme une analyse des conditions de succès des dénonciations, lorsque leurs auteurs comptent sur la grande presse pour donner à leurs combats privés le retentissement le plus large. Détaillant minutieusement un corpus de lettres reçues entre 1979 et 1981 par le Service des informations générales du Monde, Luc Boltanski montre sur quels critères vont s'appuyer les journalistes pour décider de leur donner une suite. Et s'il ne s'intéresse qu'au premier stade, ce tri préalable qui va permettre de distinguer le normal, éventuellement susceptible de fournir des informations exploitables, du pathologique, rien n'interdit d'imaginer d'autres critères du même genre, et de les appliquer à l'affaire Cahuzac. Dans celle-ci, on trouve donc deux dénonciateurs, un avocat, vieil ennemi politique local battu en 2001 et qui possède ainsi un intérêt évident à agir, et un ancien agent des impôts pourvu de tous les attributs du redresseur de torts dans sa déclinaison obsessionnelle, ceux dont les courriers risquent d'être classés comme pathologiques par les journalistes qui les reçoivent, et une preuve, un vieil enregistrement qui aurait été le fruit d'une erreur de manipulation sur un répondeur téléphonique. En appliquant les critères de sens commun étudiés par Luc Boltanski, en comparant, pour reprendre un de ses termes favoris, l'énorme écart de grandeur qui sépare les accusateurs, leurs intérêts et leurs preuves, du ministre, on comprend qu'il est inutile de convoquer le complot des élites pour expliquer pourquoi une histoire de ce genre n'intéresse pas un grand quotidien national. Elle ne peut, en d'autres termes, connaître d’autre publicité que celle que lui donne un acteur périphérique du champ journalistique, coutumier des dénonciations et dont la réputation ne souffrirait pas d’une erreur, et contraint, pour sa survie même, à prendre des risques que refuseraient des acteurs mieux installés.

Le succès de sa stratégie d’investissement alternative faisant des envieux, le petit canard se trouve brusquement entouré de volées de grands cygnes qui cherchent à imiter son succès, avec des bonheurs divers. Certains, privés de capital social, rentabilisent les vieux investissements symboliques de la presse, en commandant un de ces sondages d'opinion dont les questions contiennent déjà les réponses. D'autres, plus fortunés, profitent de leurs placements dans un fonds commun pour se lancer à leur tour dans la chasse aux actifs vénéneux. Le Monde, en l'espèce, croit avoir trouvé son coupable en la personne d'une société financière suisse, mais fondée par des français, et qui rend d'assez ordinaires services de banque privée et de gestion d'actifs. Si l'on se gardera de commenter les faits rapportés par un quotidien qui, saisi d'une brutale frénésie, publie ces révélations sur trois pages entières dans son édition datée du dimanche, on peut, par contre, procéder à quelques comparaisons pour saisir la pleine ampleur des enjeux. Reyl & Cie, nous dit Le Monde, possède aujourd'hui 6 milliards d'euros d'actifs sous gestion. En France, le seul secteur de la gestion d'actifs comprend plus de 600 intervenants, filiales des grands établissements financiers ou sociétés indépendantes dont la plus importante, Carmignac, gère 54 milliards d'euros. Dans le monde, et en Suisse, évidemment, c'est beaucoup plus, le plus gros indépendant, le genevois Pictet, annonçant, entre les dépôts et les encours sous gestion, un total de 309 milliards d'euros. On ne prend alors guère de risque à imaginer la fraude fiscale des particuliers européens comme à la fois représentant une part infime de l'actif financier global, et pesant bien peu en regard d'affaires bien plus graves, comme les très sombres histoires de la Russie poutinienne.
Le Monde, on se doit de le reconnaître, accorde à celles-ci, dans les mêmes pages, bien plus d'importance. Mais il ne faut pas tant voir là le souci d'informer les masses, et de leur fournir quelques utiles éléments de comparaison, que celui d'exploiter les données disponibles, lesquelles doivent constituer un échantillon assez représentatif de l'ampleur et de la fréquence des mouvements financiers illicites et valent donc aussi comme purs indicateurs statistiques. La grande presse, au fond, adopte ici un comportement de rentier. Son audience, sa réputation, son réseau de pairs, et la demande de son public lui permettent de mettre la dénonciation en scène, sans pour autant prendre aucun risque. Le risque reste le propre des voleurs de fichiers, des diffuseurs de télégrammes confidentiels, des divulgateurs de notes de frais, autant de petites mains, bureaucrates anonymes et entrepreneurs de morale qui décident un jour de dévoiler ce qu'ils sont payés pour tenir secret. Alors, lorsque l'un d'entre eux se fait prendre, le pouvoir se montre certes implacable ; mais le secret est un maître ambigu, qui ne protège pas uniquement des opérations illicites. Et si, au mépris de ses engagements, tout un chacun peut s'accorder le droit de divulguer ce qu'il sait au nom de considérations morales qui lui sont propres, qui viendra garder ces nouveaux gardiens ?