Avec la hausse du recours aux deux-roues motorisés dans les grandes agglomérations durant les années 1990, une pratique s'est développée sur les axes autoroutiers qui desservent les métropoles, et en particulier sur cette artère que l'on présente comme la plus fréquentée d'Europe, le boulevard périphérique parisien : pour échapper à la congestion des heures de pointe, rouler entre deux files de véhicules à quatre roues. Elle s'est assez rapidement organisée avec la collaboration tacite des usagers en question : sur la voie extérieure, les automobilistes serrent à gauche, sur celle d'à côté, à droite, dégageant ainsi un espace qui facilite la circulation des deux-roues. Motocyclistes qui réduisent fortement la durée de leur trajet quotidien, automobilistes dont aucun n'ignore que, si les deux-roues n'existaient pas, la durée de leur trajet à eux serait, au minimum, doublée, tout le monde y trouve son compte. Une pratique spontanée étrangère à tout cadre réglementaire qui s'institutionnalise sans que l’État y soit pour quoi que ce soit, voilà exactement ce qu'il déteste. Et un bon moyen de résoudre le problème consiste à autoriser le comportement en question.

Ainsi, en décembre 1999, un décret tolérant "la circulation d'un deux roues à moteur entre les deux files les plus à gauche" sur une route comportant au moins trois voies était rédigé. L'opposition virulente de certains acteurs, police et gendarmerie en particulier, le retour aux affaires d'un gouvernement de droite en mai 2002 mit fin à cette rare tentative d'adopter une position libérale. Difficile pour autant d'ignorer le réel, et les récriminations des éternels insatisfaits ; aussi l’État eut-il alors recours à une autre façon de résoudre le problème : organiser une concertation, et commander une étude.
Faisant appel à des motards volontaires et expérimentés, l'analyse des "comportements spontanés de conduite" donnera ainsi lieu à publication en octobre 2012. L’envergure limitée de la recherche, son caractère purement exploratoire inciteront à l’État à mettre en place une troisième manière de résoudre le problème : faute de résultat probant, lancer une nouvelle expérience, plus longue, et plus ample. Son principe consistait à autoriser, dans un cadre précis et sur un certain nombre d'axes, cette circulation inter-files, fournissant ainsi matière à analyse. Lancée en février 2016, elle vient de prendre fin. Parallèlement, le CEREMA, organisme en charge de l’étude, rendra publiques ses conclusions.

Fruit d'un travail fouillé, comme le montre la taille de ses annexes, ce document fait soigneusement le tour de la question, s'intéressant aux divers aspects du problème à l'aide d'observations in situ, d'une analyse des compte-rendus d'accidents, et d'enquêtes sous-traitées à des organismes de sondage. Et ses conclusions peuvent parfaitement se résumer d'une formule lapidaire : pas grand chose à signaler. Le respect des règles régissant la pratique de la circulation entre deux files, lesquelles imposent notamment de ne pas dépasser une vitesse de 50 km/h, reste approximatif, mais s'améliore au fil du temps, ce qui constitue une manière d'exploit puisque, comme le précise le rapport, les règles en question ont été explicitées sous forme de dépliants distribués aux usagers concernés au début de l'expérimentation, en février 2016 donc, et n'ont jamais fait l'objet d'un rappel depuis. Quant à l'accidentalité, elle reste, à la seule exception de l’Île-de-France où l'on constate une petite hausse, suffisamment faible pour que le bilan qu'en tire l'étude soit dépourvu de validité statistique. Rien de neuf, en somme. Mais dans l’intervalle, profitant de la fin de cette période de tolérance, certains s'infiltrent. Visiblement à court d'idées, incapable d'inventer une quatrième astuce pour résoudre le problème, l’État devrait reconduire la solution précédente et commander une nouvelle recherche, prenant ainsi le risque d'entrer dans une boucle infinie.

Tout cela, pourtant, n'est que simulacre. En matière d'inter-files, l'étude qui importe a été réalisée voilà près de dix ans lorsqu'un des ancêtres du CEREMA, le CETE Île-de-France, a procédé à un comptage sommaire du nombre de motocycles en circulation sur quelques grands axes menant à la capitale. À l'heure de pointe matinale, vers 9h00, ceux-ci représentent sur les voies les plus chargées près de 40 % d'un trafic qui, nécessairement, s'effectue alors entre deux colonnes d'automobiles à l'arrêt. Personne, ni les divers usagers de la route, ni les autorités directement concernées, ni même les milieux politiques et économiques, n'ignore que les deux-roues motorisés, et leur façon de se déplacer dans les interstices des infrastructures, apportent un degré de liberté qui leur est propre et qui permet seul de conserver un peu de fluidité à un système qui serait, en leur absence, totalement engorgé.
Quant à la puissance publique, très tôt, en abandonnant son premier projet de décret, elle avait fait un choix au fond assez classique, celui de l'entre-deux, de la zone grise du ni spécifiquement interdit ni explicitement autorisé qui lui laisse une totale liberté d'action et lui permet, en toute tranquillité et sans craindre de conséquences judiciaires, de se comporter de manière arbitraire, sanctionnant ou pas, réprimant plus ou moins sévèrement selon l'agenda de tel ou tel acteur et l'humeur du moment. Pourtant, il arrive que, lorsqu’il s'agit d'adopter un ensemble de dérogations au code de la route parfois assez radicales, par exemple le droit de ne pas respecter un feu rouge, ou de rouler en sens interdit, avec exactement le même objectif - faciliter la circulation d'une catégorie d'usagers de la route - les choses se passent le plus simplement du monde, pour peu que les usagers en question soient des cyclistes. Les motocyclistes circulant en inter-file ne mettent en danger qu'eux-mêmes et d'autres motocyclistes qui ont choisi de faire pareil, et ne demandent rien d'autre que d'ajouter trois lignes à un article réglementaire. À l'inverse, un cycliste exempté du respect du code de la route le fait au détriment d'autres usages vulnérables, et en particulier des piétons. Mais ceux-ci, on le sait bien, au même titre que les motocyclistes, ne comptent pas.

Enfin, pour conclure, et puisque les pouvoirs publics s'inquiètent à ce point de la sécurité des motocyclistes, on souhaiterait leur soumettre un autre sujet d'étude, plus original, qui devrait répondre à un question simple. En France, on dénombre de l'ordre de trois millions de motocyclistes, dont environ 600 sont tués chaque année sur les routes. En Espagne roulent approximativement trois millions de motocyclistes, et même 3,6 millions selon les dernières données disponibles avec, chaque année, environ 350 tués. Pourquoi ?