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mascarade

, 19:08

Plus qu'expérience naturelle, la séquence initiée par le Premier Ministre le 25 août dernier vaut comme un révélateur de rapports de forces habituellement dissimulés sous le masque de la démocratie formelle. Reprenons donc la chronologie : après le conseil de guerre au virus tenu le mardi en question, la préfecture de police de Paris a publié en date du 27 août un arrêté imposant le port d'un masque pour tous les citoyens circulant sur l'espace public, et cela dans le territoire relevant de sa compétence, à savoir l'ancien département de la Seine, à la seule exception des "personnes circulant à l'intérieur des véhicules des particuliers et des professionnels". Immédiatement, les récriminations, relayées par la mairie de Paris, fusent, et la préfecture se voit contrainte d'amender son arrêté : dès le 31 août, l'exception accordée aux conducteurs de véhicules particuliers et d'utilitaires est étendue aux cyclistes, et aux amateurs de course à pied, en raison de "la difficulté pour les personnes pratiquant le vélo ou la course à pied de respirer pendant l'effort, ce qui peut présenter un risque pour leur santé."

Les observateurs perspicaces n'auront pas manqué de le relever, cette nouvelle rédaction laisse sur le bord de la route une seule catégorie d'usagers : les conducteurs de deux-roues motorisés, cyclomoteurs et motocyclettes. Or, ceux-ci ont quelques raisons d'être mécontents, et inquiets. Et d’abord pour de simples raisons d'équité. Les autorités le répètent à l'envi, pour eux, "le casque est la seule carrosserie". Partageant avec les cyclistes cette propriété fondamentale de circuler à l'air libre, ils ont au moins sur ceux-ci l'avantage d'être obligatoirement équipés d'un casque, souvent intégral, ou généralement muni d'un écran qui vient recouvrir le visage. En d'autres termes, si les cyclistes obtiennent le droit de rouler visage découvert, et cela en dépit de l’argument sanitaire soulignant leur risque de propager le virus, alors rien ne peut justifier la rupture d'égalité qui verrait les motocyclistes, déjà plus isolés de l’extérieur qu'un automobiliste fenêtre ouverte par grande chaleur dans les embouteillages, être seuls contraints de rester masqués.
Mais il y a plus, et l'argument juridique se double d'une considération fort préoccupante, puisque qu'imposer cette contrainte aux motocyclistes leur fait courir un danger potentiellement mortel. Classiquement, l'apparition de buée venant masquer le champ de vision reste un inconvénient majeur du casque intégral, incitant les fabricants à mettre au point des palliatifs à l'efficacité variable. Ce danger ne cesse d'augmenter à mesure que l'on avance vers la saison froide ; et, pour les porteurs de lunettes, déjà bien mal lotis d'origine, il devient d'autant plus aigu que, compte tenu du territoire couvert par l'arrêté préfectoral, l'embuage peut survenir sur autoroutes et voies rapides, et à 110 km/h.
On comprend que la Fédération des motards grognons ait promptement réagi, usant d'abord de la faculté de recours gracieux puis, face au silence des autorités, portant l'affaire en référé devant le tribunal administratif, lequel vient de rendre en sa faveur une décision que, puisqu'elle reconnaît en l'arrêté de la préfecture de police une "atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie", l'on peut qualifier d'assez sanglante, et cela en dépit de considérations plutôt folkloriques relatives aux risques de propagation du virus.
S'étant ainsi faite tirer l'oreille par le juge administratif, la préfecture en reste là, et modifie son arrêté ; son petit jeu, il est vrai, lui coûte 1 500 euros.

Voilà quarante-cinq ans, l'autorité publique alors en charge de la sécurité routière, le ministère de l’Équipement, avait eu à traiter une question similaire. Une technique alors utilisée sur les portions d'autoroutes recouvertes de plaques de ciment, l'incrustation de stries longitudinales permettant l'évacuation de l'eau, entraînait pour les seuls motards des louvoiements potentiellement dangereux. Comme le rapporte cet article alors publié dans la revue de la Prévention Routière, une équipe, composée d'un X-Ponts, d'un CRS et d'un instructeur, entrepris alors une campagne d'essais au protocole redoutablement complexe, pour finalement conclure que ce tangage pouvait être désagréable, mais restait sans danger. Depuis toujours, aucun organisme public n'a de meilleure connaissance de la moto que le ministère de l'Intérieur, et la préfecture de police avec ses compagnies motocyclistes. Visiblement, à défaut de consulter les divers acteurs du monde de la moto, faute de se soucier des conséquences de ses décisions pour la sécurité d'une catégorie spécifique d'usagers de la route, la préfecture n'a même pas jugé utile de recueillir l'avis de ses agents compétents, devenus désormais, par la décision du tribunal administratif, contrôleurs des visières fermées.

Mais plus encore que la rigidité obtuse caractéristique de l'Intérieur, cette entité de plus en plus pesante et dont on n'attend plus rien, les choix effectués par la mairie de Paris, par ailleurs guère plus surprenants, dévoilent la véritable morale de l'histoire. En intervenant en faveur des cyclistes, en négligeant totalement les motocyclistes, elle a, de manière absolument claire, établi une hiérarchie entre les droits dont peuvent jouir des citoyens se livrant légalement à une activité légale, placés dans une configuration identique et soumis à une contrainte similaire.
C'est dans ce genre de décisions banales, quotidiennes, micro-sociologiques, qu'apparaissent au grand jour, sans maquillage, les échelles de valeurs auxquelles adhèrent les acteurs. Le fait qu'elle ait soigneusement délimité le champ de son intervention auprès de la préfecture ne laisse aucun doute : pour la mairie de Paris, ne pas incommoder les cyclistes importe bien plus que de faire courir un danger mortel aux motards.

monotonie

, 19:28

Au lendemain de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la vague verte des municipales, Les Échos consacraient une page entière à ce sujet, page qui s'ouvrait par un commentaire pas très éloigné du dithyrambe ce qui, malgré tout, surprend un peu dans une publication en principe attachée à la cause du capitalisme triomphant. Mais l'important arrivait ensuite. Les électeurs ayant placé sept nouveaux venus à la tête de villes de plus de 100 000 habitants, il était indispensable de faire leur connaissance grâce à de courtes notices bibliographiques. Reprendre ces notices permet de tirer de bien intéressantes conclusions qui seront, comme toujours, de nature sociologique. Résumons donc ce matériau, en procédant par ordre alphabétique.

À Annecy, on trouve avec François Astorg un profil atypique, autodidacte devenu consultant en management tout en rejoignant EELV en 2009. À Besançon, Anne Vignon géographe, ingénieure recherche au CNRS a accumulé une certaine expérience politique depuis qu’elle a été élue conseillère régionale en 2009. Prise majeure, Bordeaux a désormais comme maire Pierre Hurmic, "le catho basque" écrivent Les Échos, avocat de 65 ans, Vert depuis la création du parti et élu à la région, puis au conseil municipal, depuis 1992. Prise capitale, Lyon est désormais administrée par Grégory Doucet, parisien, diplômé de l'ESC Rouen ; il a fait sa carrière professionnelle dans l’humanitaire, chez Handicap International, tout en rejoignant EELV en 2009. Seulement âgée de trente ans, diplômée de Sciences Po Léonore Moncond'huy, désormais maire de Poitiers, administratrice dans le scoutisme protestant, est cadre chez Cayambe Éducation. Juriste spécialiste de l’environnement, "engagée dans le milieu associatif", membre d'EELV depuis 2013, Jeanne Barseghian a été élue maire de Strasbourg. À Tours, enfin, ce poste échoit à Emmanuel Denis, ingénieur chez ST Microelectronics et, en même temps, administrateur de la section locale des inénarrables Robin des Toits, lui aussi adhérent d'EELV depuis 2013 et, fait rare, tête de liste du même parti lors des précédentes municipales.
Fort succinct, ce résumé témoigne, une fois de plus, de la force des invariants sociologiques. Tous cadres ou professions libérales, tous évoluant dans le secteur tertiaire à la notable exception d'Emmanuel Denis qui vaut comme une sorte de copie conforme d'un Eric Piolle, ces nouveaux élus partagent fréquemment deux autres propriétés caractéristiques : une activité dans le domaine humanitaire, généralement en lien avec le tiers-monde, et leur foi chrétienne. Ce qui n'a absolument rien d'étonnant.
Sujet de cet ouvrage dirigé par Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et Nonna Mayer, le tiers-mondisme, avec son engagement humanitaire souvent imprégné de catholicisme social, fournira la matrice de l'altermondialisme, et, d'ATTAC à la Confédération Paysanne, donnera naissance à nombre d'organisations militantes qui forment une manière de substrat alimentant en partie l'écologie politique. Christianisme, engagement humanitaire, anti-capitalisme, autant de causes partagées par la mouvance écologiste, et qui font du militant EELV une sorte d'entrepreneur de morale multicartes.

Difficile, évidemment, de tirer des conclusions utiles d'effectifs aussi faibles. Heureusement, grâce a Rue89Lyon qui s'est tout récemment livré au même exercice, mais cette fois-ci avec les 22 élus lyonnais de la liste de Grégory Doucet, on dispose de quoi valider un peu mieux ses observations. Et ces fiches biographiques révèlent, en première analyse, une uniformité proprement effrayante. Centrale, Sciences Po Grenoble, masters ou diplômes d'ingénieurs divers, doctorats en droit ou en géographie, tous ces élus sont diplômés du supérieur. À une seule exception près, aucune diversité non plus dans leur origine ethnique. Dignes représentants de cette nouvelle aristocratie intellectuelle des centres villes, ils se ressemblent aussi par leurs métiers, enseignants, consultants, ingénieurs d'études avec parfois plusieurs occurrences de spécialités étroites comme l'urbanisme. À l'inverse, des secteurs entiers des professions intellectuelles manquent à l'appel, tels les métiers de la gestion, la santé ou la haute fonction publique. Tous semblables, tous interchangeables, dépourvus d'originalité, promoteurs d'une idéologie aussi mesquine que régressive, ces élus ne comptent pas pour peu dans l'ennui incommensurable qui accompagne cette époque sinistre. Avec eux, on retrouve un peu l'entre-soi de Terra Nova, think tank en théorie, club de quadragénaires socialistes HEC-Sciences Po-ENA en réalité. Mais ceux-ci, au moins, ne font que produire des rapports là où les exécutifs municipaux disposent de larges possibilités d'agir sur la vie quotidienne de leurs administrés, et en disposent pour six ans puisque, avec celui des sénateurs, leur mandat est le plus long de la République.

À Lyon, de plus, les conseillers municipaux de la majorité, tous sauf un, sont novices. Et ils partagent avec leurs collègues des autres villes une ultime propriété, celle d'être, et de très loin, les représentants les plus mal élus de toute l'histoire de la Vé République. La minceur de la couche sociale dont font partie ces élus recrutés dans quelques fractions des catégories supérieures n'a d'égale que l'étroitesse de leur base électorale. N'ayant d'autre expérience politique qu'un militantisme, le plus souvent, de fraîche date, ils débutent leur mandat avec une inexpérience totale, tout en subissant le handicap d'une illégitimité considérable. La raison voudrait que, dans de telles circonstances, ils fassent au moins preuve de quelque prudence. Hélas, ils appartiennent à un parti adepte des mesures radicales, et qui n'est pas spécialement connu pour ses inclinaisons libérales. Avec un brin de cynisme, ils pourraient prendre acte des conditions exceptionnelles grâce auxquelles ils se retrouvent au pouvoir, et imaginer qu'elles ne se reproduiront pas. En somme, ils ont maintenant six ans pour tout changer, sans avoir à tenir compte d'aucune opposition s'exerçant à l'intérieur du cadre institutionnel. Qu'est-ce qui pourrait mal se passer ?

catéchisme

, 19:20

Un personnage secondaire du Persepolis de Marjane Sartapi, récit autobiographique qui commence quelques années avant la révolution islamique iranienne, avoue son désespoir en découvrant que le directeur de l'hôpital dont dépend la survie de son mari cardiaque se trouve être un ancien laveur de carreaux, lequel n'a donc d'autre qualité à occuper cette fonction que sa foi, et sa fidélité au nouveau régime. En première analyse, la particularité des membres de la Convention citoyenne pour le climat qui vient de rendre ses conclusions ne réside pas tant dans leur compétence a priori pour traiter des problèmes qui leur ont été soumis que dans un mode de sélection présenté, lui, comme démocratique.
Leur rapport, pourtant, s'ouvre par une double dissimulation. L'élection des 150 participants aux débats n'a en effet pas été abandonnée au seul hasard : une première sélection aléatoire a permis de recruter des volontaires, lesquels ont ensuite été tirés au sort pour constituer un échantillon représentatif conforme à la classique méthode des quotas. Qui a accepté d'en être, qui a refusé, combien sont-ils, quelles sont leurs particularités ? Comme d'habitude, on ne le saura pas, mais on peut parier que les participants avaient chacun de bonnes raisons de s'embarquer dans une procédure contraignante, une manière de session d'assises qui durerait neuf mois : les spécialistes de la démocratie participative ont depuis longtemps montré à quel point celle-ci était peu représentative. Ne rien connaître d'eux que leur prénom et, dans de rare cas, leur nom, tout ignorer de leur parcours professionnel, de leur métier, de leurs engagements et de leurs convictions, à l'heure on l'on attend désormais de chaque chercheur intervenant publiquement une déclaration d'intérêts détaillée pose à tout le moins un sérieux problème. Alors que le savoir devient suspect, l'innocence viendrait ici du tirage au sort, et d'une forme de virginité face aux questions à traiter, un peu comme lorsque l'on envoie le dernier né sous la table pour désigner l'ordre dans lequel seront distribuées les parts du gâteau des rois.

L'innocence, et l'ignorance. On est frappé de constater, en consultant ce rapport traitant pourtant de matières techniques et complexes, l'absence de toute référence à quelque littérature scientifique que ce soit. Pas d'état des lieux, pas de rappel historique, pas de rétrospective d'une action publique qui commence pourtant avec le fameux décret impérial sur les établissements insalubres et dangereux datant de 1810, pas de mention des énormes progrès accomplis depuis et dont peut par exemple témoigner le CITEPA, créé voilà presque soixante ans. On évolue en pleine fiction, dans une fiction révolutionnaire qui voudrait que le peuple, fort de son honnêteté et de son bon sens, soit mieux à même de trouver la solution que les scientifiques qui étudient la question depuis des décennies, dans un système d'inversion des valeurs où sept semaines de séminaire valent plus que huit ans d'études supérieures.

En d'autre termes, on se trouve face à un simulacre. Fort logiquement, le contenu du rapport se révèle purement hétéronome. On pourrait s'amuser, en l'analysant en détail, en relevant la plus ou moins grande technicité des rédactions, les styles propres à telle ou telle partie, les rares références à tel ou tel organisme et en particulier à l'ADEME, à imaginer qui a bien plus tenir, dans les faits, la plume. Le bréviaire ainsi constitué, qui dépasse très largement l'objectif initial de s'intéresser aux seuls gaz à effet de serre, se présente en tout cas comme un copier-coller du programme de n'importe quelle municipalité verte, Grenoble, au hasard. Il constitue une forme de vulgate de ce que tout un chacun croit savoir sur la question, catalogue de prénotions, de préjugés et de lieux communs. À titre d'exemple, et faute de pouvoir traiter l'ensemble, on va s'intéresser à une proposition spécifique.
Page 87 figure un objectif déjà passé à la trappe au seul prétexte de son danger pour l'attractivité du pays, celui de prélever 4 % des dividendes versés par les entreprises lorsque leur montant dépasse 10 millions d'euros. Mais un peu plus loin pourtant, dans le cadre de la "transcription légistique" qui accompagne chaque mesure, la réalité reprend les choses en mains : cette proposition reviendrait à réinstaurer la fameuse taxe de 3 % votée en 2015, censurée par la CJUE et déclarée ensuite inconstitutionnelle. Dommage de ne pas avoir ajouté que cette initiative si pertinente avait coûté dix milliards d'euros au Trésor, ce qui aurait permis de rappeler aux participants que leurs décisions ont des conséquences. Parfois, pourtant, une inspiration surgit : page 219, on propose de moduler la taxation des véhicules polluants en fonction de leur poids. C'est pas bête ; hélas, la convention a totalement oublié cet engin cinq fois moins encombrant, cinq fois plus léger et deux fois plus sobre qu'une automobile moyenne, et dont se satisfont nombre de navetteurs sans pourtant en tirer la moindre gratification, fût-elle symbolique.

On voit ainsi les limites d'un exercice qui vient s'insérer dans un environnement technique et juridique que les participants, non spécialistes par définition, ignorent. Sauf à déclarer l'écologisme dans un seul pays, on voit d'ailleurs mal l'intérêt de la chose alors que, en particulier grâce à cette énergie que la convention fait, avec un plein succès, tout pour ignorer, la France appartient au club des plus vertueux en matière d'émissions de gaz à effet de serre. Évoluant dans les limites étroites du monde qui leur est connu, travaillant selon un principe de consensus nécessairement conformiste, il était inévitable que les participants en viennent à réinventer la roue, avec le risque, parfois, que celle-ci soit carrée. Renforcer, accompagner, favoriser, développer, inciter : les termes qui reviennent de façon récurrente dans les propositions, leur traduction juridique qui se limite presque toujours à amender des textes existants montre combien l'exercice s'est révélé futile. Finalement, le meilleur argument contre la démocratie participative, c'est de réunir 150 individus sans qualité pour leur demander d'imaginer le futur.

politique

, 19:18

Les dizaines d'années de recherches menées par d'éminents spécialistes à la renommée internationale ne suffiront pas à masquer cette tragique réalité  : les raisons de l'émergence d'un mouvement social, sa puissance, sa durée, son déclin, représentent autant de mystères insolubles. Tout au plus peut-on essayer d'être en permanence attentif et, lorsqu'ils se produisent, les prendre au sérieux, les observer, et tenter de les comprendre. Évidemment, la tâche sera d'autant plus difficile que la mobilisation adoptera des contours largement inédits. Mais, au premier jour, la brume se dissipe. Avant le démarrage de l'épisode des gilets jaunes, cette coalition impossible de gens qui, la veille, ne se connaissaient pas, on avait imaginé que leur mobilisation serait un succès si le nombre des participants dépassait les 50 000 manifestants. On le sait, ils ont été six fois plus nombreux. La raison pour laquelle un événement aussi massif n'a pas, dans un premier temps, entraîné de réaction significative des autorités reste inexplicable ; et la conséquence de ce déni, leur capitulation totale quelques semaines plus tard, inévitable.

Lorsque l'on aborde les questions suscitées par la difficile implantation sur le territoire métropolitain de familles immigrées provenant pour l'essentiel des anciennes colonies françaises, et que l'on s'intéresse aux destin de leurs enfants, on se retrouve à l'inverse en territoire connu. Apparues voilà des décennies, les contestations que ces derniers mènent de manière sporadique mais récurrente ont déjà été traitées, pour ne retenir qu'un élément dans une production significative, voilà plus de trente ans par Didier Lapeyronnie. Autant dire que, en première analyse, la manifestation du 2 juin dernier ne faisait que suivre, par la force des choses et la persistance des problèmes, un schéma déjà maintes fois employé. Et comme pour les gilets jaunes, il convient à la fois de s'intéresser à son remarquable succès, obtenu en dépit de conditions défavorables et en particulier d'une interdiction formulée quelques heures seulement avant son déroulement, technique que l'on dit habituelle chez ce préfet-là, et à la réponse que le politique pourrait lui apporter.

Une partie de ce succès tient au déplacement physique de la contestation depuis son espace originel, cette zone gendarmerie éloignée de tout et en particulier des caméras de télévision, vers la capitale. Que le palais de justice, lieu idéal pour exprimer des revendications de cet ordre, ait quitté le centre pour venir s'installer dans la zone, au nord de la porte de Clichy et à quelques mètres de cette banlieue-qui-fait-peur a pu, aussi, jouer un rôle puisque, moins accessible aux parisiens, il le devient bien plus pour ceux qui habitent autour.
En ouvrant ce que les spécialistes des mouvements sociaux appellent une fenêtre d'opportunité politique, l'affaire George Floyd permet par ailleurs de s'inscrire dans un mouvement bien plus vaste, et à la portée bien plus longue. Il n'empêche : le rapport de force ainsi créé, qui suscite l'intérêt au-delà des frontières, oblige le politique à réagir et, si possible, en allant au-delà du déni, et de la stigmatisation des vilains écoliers désobéissants qui n'ont pas respecté les consignes sanitaires. Comment peut-il s'acquitter de cette tâche qui, certes, n'a rien d'élémentaire ?

Réduire la question au cas d'espèce revient à emprunter une voie doublement sans issue. Lorsqu'une affaire sort du domaine judiciaire pour se transformer en cause, et en cause défendue par les familles des victimes avec tout un appareil de comités de soutien et d'expertises dissidentes, la raison politique s'efface : aucune autre conclusion que celle que les familles exigent ne trouvera grâce à leurs yeux, et elles s'enferment alors dans une sorte de réclusion mentale qui pourra durer des décennies. Au moins, l’obstination dont elles font preuve a eu ici un effet positif, celui d’agglomérer les rancœurs, les craintes, les déceptions qu'une partie de la jeunesse nourrit à l'égard de l'autorité policière. Que le politique ignore ce passage du particulier au général, qu'il n'essaye pas de répondre aux revendications ainsi formulées constituerait une faute aussi lourde que son erreur initiale face aux gilets jaunes.

Or, indépendamment de toute action gouvernementale, la procédure publique permettant de recevoir témoignages, doléances et explications existe : la commission d'enquête parlementaire. Le fait assez fondamental qu'elle ne puisse s'occuper d'affaires judiciaires en cours n'enlève rien aux pouvoirs dont dispose alors le parlement, dans le contenu de ce qu'il souhaite examiner, dans l'obligation faite à ceux qu'il désire entendre de répondre à sa convocation. L'opposition est riche de parlementaires qui se feront un plaisir sans doute un brin pervers de mettre sur pied une commission de cet ordre ; l'intelligence du pouvoir serait de ne pas s'y opposer ce qui, enfin, permettrait de se débarrasser en partie de cette impression aussi désagréable que persistante d'être gouverné par un troupeau de canards décapités s'agitant dans tous les sens.

backdoor

, 19:17

Chaque jour qui passe ne fait que confirmer les craintes du chercheur, et renforcer son désespoir : dans tous les domaines, sur tous les fronts, l'épidémie due au SARS-CoV2 et ses conséquences de tous ordres produisent une quantité d'expériences naturelles si colossale que, de son vivant, il ne réussira jamais à les étudier toutes. Prenons à dessein un exemple simple, unidimensionnel, géographiquement restreint : la qualité de l'air en Île-de-France. La croyance populaire, l'action politique, la réglementation veulent que celle-ci dépende d'une source prépondérante de polluants, les moteurs thermiques, et en particulier les diesel. Et voilà que, d'un coup d'un seul, l'obligation de confinement génère une disparition presque totale du trafic routier comme aérien, laquelle, pourtant, se lit si difficilement sur les instruments de mesure d'AIRPARIF que l'agence se sent obligée de produire un petit commentaire. La saisonnalité, celle de la température, de l’ensoleillement, des vents, du chauffage, des travaux agricoles, éléments aussi aléatoires qu'inévitables déterminent bien plus étroitement la qualité de l'air que le seul trafic automobile, tel qu'il a lieu de nos jours avec des véhicules aux normes.

En partie parce qu'il représente un coupable idéal, celui-ci reste pourtant seule cible des pouvoirs publics ou, plus précisément, et plus hypothétiquement, d'acteurs qui, de l'intérieur de la structure administrative, trouvent en ce coupable le vecteur de leur agenda particulier. Tout récemment, en plein confinement, satisfaisant ainsi à une obligation légale, feu le ministère des Transports a mis en ligne une consultation relative à un projet de décret qui recèle une telle charge de perversité que l'on se doit d'en tenter l'analyse, tout en regrettant amèrement de ne pas être publiciste. Et l'on rendra hommage au passage à la vigilance militante, sans laquelle on ne se serait aperçu de rien.

Ce décret vise à clore la longue histoire des ZAPA, devenues zones à circulation restreinte puis, par la magie du langage technocratique, zone de faibles émissions mobilité histoire de bien encercler le coupable. Il s'agit de territoires généralement densément peuplés dont les élus peuvent frapper de manière plus ou moins stricte toute espèce de véhicule, camions, autobus, automobiles, motocycles, d'une interdiction de circulation, et cela en fonction de leur âge et donc des normes anti-pollution auxquelles ils satisfont. Voici peu, la décision de créer une de ces zones que l'on trouve, par exemple, sur l'ancien département de la Seine, à Grenoble, Lyon ou Strasbourg appartenait à ces seuls élus. Selon la vieille tactique de l’étranglement progressif systématiquement employée par le pouvoir, cette option s'est, en décembre dernier, muée en obligation, et en obligation à satisfaire dans un délai exceptionnellement bref, soit d'ici la fin de l'année 2020.
Le décret détaille les modalités de cette contrainte et, en premier lieu, les zones où elle peut s'exercer. La liste des collectivités en cause se trouve ici et, on le constate, on ratisse large puisque des villes aussi modestes que Moulins, Laval, Blois, Dieppe ou Chalon-sur-Saône ne passent plus au travers des mailles du filet. Plus encore, au prétexte purement baroque "d’éviter la stigmatisation" des seules communes qui accueillent une station de mesure de la qualité de l'air, la zone d'exclusion sera étendue uniformément à la totalité de l'entité administrative concernée. Ainsi, le sort des 12 millions habitants de l'Île-de-France dépendra entièrement des mesures effectuées à Saint-Denis, sur la station dite de trafic qui jouxte l'autoroute la plus fréquentée d'Europe et obtient donc, en conséquence, des résultats particulièrement mauvais. Il s'agit, en somme, en partant d'un seul point, de couvrir le territoire le plus étendu possible, et tant pis pour les exceptions. On reconnaît bien là le tous coupables, tous punis caractéristique de l’ethos religieux propre à l’écologie radicale.
Mais si la police de l'air contrôle l'espace, elle maîtrise aussi le temps. Le décret prévoit d'agir de façon rétroactive, en remontant jusqu'à cinq ans en arrière à la recherche d'une série de trois années consécutives de dépassement des normes. Là, sans doute, la noirceur de l'âme perfide qui a conçu ce décret se dévoile dans toute sa laideur. Car, on l'a rappelé par ailleurs, la longue histoire de la lutte contre la pollution atmosphérique se résume à un progrès continu. Pour rester en Île-de-France, la région n'a pas connu de dépassement du seuil d'alerte aux particules fines PM 10, dernier polluant notable, depuis le 23 janvier 2017. Prendre en compte une période de cinq ans permet, d'un trait, d'annuler les gains générés par des décennies d’efforts, et de condamner en vertu d'une situation qui n'existe plus depuis des années. Reste un point capital, celui du fait générateur. La zone d'exclusion entrera en vigueur lorsque l'on constatera un dépassement d’une valeur limite sur l'un des deux principaux polluants produits par les pots d'échappement, les particules fines et le dioxyde d'azote. Là, on est tranquille : pour s'en tenir au seul dioxyde d'azote, aucune métropole européenne ne respecte la limite annuelle de 40 µg/m³.

Un seul espoir pour les édiles récalcitrants, qui voudraient préserver leur commune rurale de ces lubies de citadins : démontrer que, chez eux, le trafic routier n'est pas la principale source de pollution. Car le décret inverse aussi la charge de la preuve : coupable par défaut il faudra, au prix d’études qui, techniquement et financièrement, ne sont pas à la portée de tous, prouver son innocence. Là, l'expérience naturelle mentionnée plus haut a un rôle à jouer : témoignant du caractère secondaire des moteurs thermiques comme source de pollution, elle viendra appuyer la masse de recours que ce décret va inévitablement générer.
Ce magnifique forfait illustre une fois de plus le pouvoir exorbitant dont disposent ces fonctionnaires d'administration centrale, auteurs de textes réglementaires à même de fortement contraindre la vie quotidienne de millions d'individus, textes qui ne subiront, au mieux, d'autre contrôle que celui du Conseil d’État. Exploitant une double fenêtre d'opportunité, imposer une zone d'exclusion avant que l'amélioration constante de la qualité de l'air la prive de justification, et profiter du confinement pour la faire passer en toute discrétion, les auteurs de ce décret agissent sournoisement, comme les développeurs de virus informatiques, dont le programme pénètre par une porte dérobée avant de contaminer, de poste en poste, le plus d'organismes possible. Même, et peut être surtout, en ces temps troublés, la guerre aux pauvres ne connaît pas d'armistice.

fermeture

, 19:30

Remember Fessenheim. Transmis par téléphone, l’avertissement déconcertait les protagonistes de The Enforcer, le troisième épisode des aventures de l'inspecteur Dirty Harry Callahan. L'intrigue voulait que ce message soit l’œuvre d'un groupe terroriste extorquant une rançon à la ville de San Francisco, sous la menace d'attentats à la bombe. Il faisait référence à l'un de ses forfaits supposés, une attaque visant la centrale alsacienne. Le film datant de 1976, précédant donc d'un an la mise en service de la première centrale nucléaire française construite avec une technologie américaine, il pose une énigme difficile à résoudre, celle de savoir par quel mystérieux chemin et, plus précisément sans doute, par quelles obscures liaisons militantes cet événement lointain a bien pu tracer sa route jusqu'à rejoindre l'esprit d'un scénariste d'Hollywood. Il montre en tout cas que, avant même son ouverture, la notoriété internationale de Fessenheim était acquise.

Désormais, Fessenheim a atteint son stade terminal, sans que le gouvernement responsable de cet arrêt puisse présenter d'autre argument que le "parce que c'est comme ça". Les pitoyables justifications officielles se trouvent fort bien analysées dans ce fil, tandis que les conséquences pour les employés et la population alentours apparaissent dans cet article remis à jour de Teva Meyer où celui-ci montre le rôle central des implantations nucléaires pour les communes rurales qui les accueillent mais aussi, en creux, combien leur fermeture, malgré les promesses et les discours, les laissera démunies. Aussi va-t-on plutôt s'intéresser à la question en endossant le costume du naïf, et en essayant de comprendre comment certains arguments peuvent porter auprès du grand public. Commençons donc par le premier d'entre eux : la vétusté.

À la fin de l'année 1906, à bord d'un aéroplane de sa conception, Alberto Santos-Dumont réussit à voler sur une distance de 220 mètres. Trente ans plus tard, le premier Douglas DC-3 est livré à American Airlines. Aujourd'hui, presque 85 ans après, des dizaines de ces appareils, souvent équipés de leurs moteurs d'origine, sont toujours en service commercial. En 1909, Louis Blériot traversa la Manche aux commandes de son Blériot XI ; trois ans après son vol historique, la machine d'Alberto Santos-Dumont n'était plus qu'une pièce de musée.
Le développement d'une technologie nouvelle n'a rien de linéaire, ni de continu. Une fois passée l'étape du laboratoire, des prototypes, des premières applications, l'évolution peut être rapide, voire explosive, avant que la situation ne se stabilise autour d'une solution qui s'impose pour des décennies. Il en va de même avec la fission nucléaire, découverte puis expérimentée dans les années 1930 et 1940, appliquée dans le domaine civil en 1950 et 1960 avec des technologies variées que l'on regroupera sous le vocable de réacteurs de première génération avant que, dans les années 1970, l'implantation ne se généralise autour de trois ou quatre modèles. En France, on aura donc la seconde génération de réacteurs à eau sous pression, avec Fessenheim comme tête de série. Depuis, en gros, on en est là : l'EPR de troisième génération n'a rien de révolutionnaire, et, pour l'heure, la quatrième génération se décline pour l'essentiel sous la forme de multiples travaux de recherche.

La fermeture de la centrale ne se justifie donc ni par la nécessité technologique née d'une innovation révolutionnaire, ni par un impératif technique. Comme toutes les installations de ce type, elle peut fonctionner aussi longtemps que l'autorité de sûreté lui en donne le droit. Le temps long de l'industrie fait que, souvent, on cesse d'utiliser une machine seulement lorsqu'on ne trouve plus de pièces détachées pour assurer sa maintenance. Dans une centrale nucléaire, on fabrique ces pièces à la demande. Quant au moteur, les assemblages de combustible qui forment le cœur, on le change tous les dix-huit mois. En Russie, le troisième RBMK de Smolensk vient d'être prolongé pour quinze ans. Cette fermeture revêt, par contre, une forte importance symbolique, puisque, en agissant ainsi, le politique accrédite l'activisme antinucléaire, et déclasse d'un coup tout le parc actuel : le combustible du réacteur arrêté n'a pas encore eu le temps de refroidir que, déjà, les fossoyeurs s'attaquent à leur prochaine cible.

En 1984, avec Dancing with tears in my eyes, qui met en scène des bureaucrates en blouse blanche veillant négligemment sur un réacteur nucléaire dont l'accident va tout dévaster, Ultravox connaît un succès modeste en Grande-Bretagne. Après Three Mile Island et The China Syndrome, et avant Tchernobyl, le clip illustre la vision que le public d'une époque encore marquée par la guerre froide peut avoir d'une technologie où le terme de nucléaire n'évoque rien d'autre qu'une bombe, et où l'on peut facilement voir en chaque réacteur une menace d'anéantissement proche, dans le temps comme dans l'espace. Née dans la mouvance pacifiste antinucléaire, Greenpeace saura étendre son influence et se reconvertir avec succès, après la fin de la guerre froide, le désarmement, l'arrêt des essais atomiques dans le monde occidental, en une opposition efficace au nucléaire civil qui saura jouer de l'ignorance du public, et capitaliser sur les vagues notions tirées d'un passé meurtrier, et sur le flou délibéré de la distinction entre civil et militaire.
Tel est, au fond, le rôle des activistes, et des relais politiques qu'ils peuvent trouver dans les partis écologistes. Électoralement minoritaires, ceux-ci ne disposent que du pouvoir que les majorités leurs accordent, en monnayant âprement leur soutien. Le succès critique de leur idéologie anti-moderne se paye aujourd'hui dans bien des secteurs vitaux de l'activité du pays et, donc, à Fessenheim. Deux doctrines s'opposent aujourd'hui en Europe à propos de l'électronucléaire : la Grande-Bretagne, la Suède, la Finlande, la République Tchèque et la Slovaquie, la Roumanie et demain la Pologne ont décidé de continuer. L'Allemagne, la Belgique, la France arrêtent leurs réacteurs. Pour le pays stigmatisé comme le plus nucléarisé au monde, le prix de cette foucade sera sans guère de doute exorbitant. On aurait pu imaginer meilleur avenir que d'aller quémander un prêt auprès du FMI pour construire des surgénérateurs russes et des réacteurs au thorium chinois. Mais après tout, l'un dans l'autre, d'une manière générale, on n'a que ce qu'on mérite.

citadelle

, 19:17

Le jour palindrome tombant un dimanche, il fournissait un prétexte idéal à l'organisation d'une petite réunion entre joueurs réguliers ou occasionnels à proximité du centre de gravité de la capitale, les Halles, réunion à laquelle on ne pouvait que prendre part. Lesté de victuailles diverses, à peine contrarié par ce crachin sinistre qui appartient à l'ordinaire du motard en ces contrées hostiles, profitant du faible trafic des après-midis dominicales, suivant un trajet réfléchi, conçu depuis longtemps et encore optimisé tout récemment, on approchait ainsi des grands boulevards en empruntant la rue Drouot. Une légère inquiétude se manifesta alors, à la vision d'un embouteillage fort inhabituel en de telles circonstances. Boulevard Montmartre, la situation empire, et l'horizon se bouche : la rue de Richelieu est barrée, gardée, et rayée d'un avertissement en interdisant l'accès, surmonté d'une de ces mentions grotesques comme seules les agences de publicité savent les concevoir, "Paris Respire". On choisit donc de dévier vers la droite, et de tenter sa chance un peu plus loin, sans succès. De détour en détour, on finit par se retrouver au Palais Royal, et toujours aussi loin de son lieu de destination. Alors, on renonce.
Pendant des années, des décennies même, le banlieusard a réussi à mettre en place des stratégies de contournement de plus en plus complexes, de moins en moins efficientes, pour surmonter les obstacles sans cesse renforcés que les municipalités parisiennes plaçaient sur sa route. Aujourd'hui, pour la première fois, face à la force brute, celles-ci ont échoué.

Que s'est-il passé ? De retour chez soi, on le découvre : le premier dimanche de chaque mois, protégé par des barrières flanquées de gardes qui les ouvrent seulement pour les résidants, le centre ville se transforme en l'une de ces communautés fermées si décriées par les beaux esprits et grâce auxquelles les riches s'offrent la sécurité de ne pas se mêler au bas peuple. La carte associée à l'opération recense pas moins de cinquante-trois points de contrôle, qui verrouillent le territoire des quatre arrondissements centraux, à deux notables exceptions près. D'une part, côté sud-ouest, une part importante du Ier arrondissement, qui englobe le musée du Louvre et le jardin des Tuileries, reste accessible à tous : de façon parfaitement gratuite, on supposera que cet espace très particulier échappe à la juridiction de la municipalité parisienne. D'autre part, deux axes stratégiques, la rue de Rivoli à partir du Louvre, et le boulevard de Sébastopol qui coupe le quartier réservé en deux selon l'axe sud-nord, sont toujours abandonnés à la furie automobile.

Quant à la raison d'être de cette opération, elle semble pour l'essentiel se limiter à un slogan : "profiter pleinement de l'espace parisien". S'agissant d'interdire la circulation des véhicules motorisés, on imagine que sa justification première relève de la lutte contre la pollution atmosphérique, le mantra Paris Respire laissant supposer que, le reste du temps, on étouffe. Rien de plus simple, pourtant, que de démontrer la futilité de cet argument.
D'abord parce que, à Paris, l'air n'a jamais été aussi pur depuis des décennies, le seuil d'alerte aux particules fines, dernier polluant notable, n'ayant plus été dépassé depuis deux ans. Ensuite parce que le dimanche a comme caractéristique que, en général, on ne travaille pas : alors, les rues sont si peu fréquentées que, ce jour-là, les interdictions de circulation qui frappent en temps ordinaire les véhicules les plus anciens depuis la mise en œuvre d'une zone dite à faibles émissions perdent leur effet. Par ailleurs, dans ces vieux quartiers, les voies qui connaissent un trafic intense sont peu nombreuses, les plus importantes étant la rue de Rivoli et le boulevard de Sébastopol, soit précisément celles qui, par nécessité sans doute, restent ouvertes à la circulation. Enfin, comme avec toute communauté fermée, la clôture entraîne des effets de composition, et, comme on a pu le constater à ses dépens, un report du trafic sur les quartiers extérieurs à l'opération, au grand déplaisir des riverains ainsi privés de leur quiétude dominicale.
Mais il en existe d'autres : si l'on en croit un quotidien d'opposition, les gardes des barrières agissent dans une assez grande illégalité, tandis que, pour un seul dimanche et sur le seul quartier central, leur intervention coûte 30 000 euros.

Paris Respire, en d'autres termes, se trouve largement dépourvu d'effets pratiques, et ressemble à une campagne de publicité récurrente tout autant qu'à une démonstration supplémentaire de pureté verte, et à un achat visiblement onéreux des voix écologistes. Il entraîne, part contre, une réelle violence symbolique, tant il permet de bien faire ressentir au banlieusard qu'ici, c'est pas chez lui, que ses droits de citoyen ordinaire ne s’appliquent plus, et qu'il serait désormais bien avisé d'aller se divertir ailleurs. Il s'agit, en somme, dans une modalité nouvelle, de marquer encore plus, et de manière à la fois plus rigoureuse et plus ostensible puisqu'elle passe par des dispositifs physiques de contrainte, de contrôle et de filtrage, la distinction entre l'aristocratie rose-verte de la capitale, et les manants des faubourgs.

ailleurs

, 19:39

Dans la France bien organisée de la reconstruction d'après guerre mondiale et des Trente glorieuses, l’État centralisateur déployait son action grâce à diverses structures, chacune propriétaire d'un petit bout de problème, chacune dotée d'une compétence thématique précise, chacune, au fond, pièce d'un ensemble global à peu près cohérent, relativement efficace, et attaché aux réalités du terrain. Ainsi, pour tenter de développer autre chose que la seule capitale, une Délégation à l'aménagement du territoire vit le jour en 1963. Le ministère de l’Équipement, qui gérait alors, via ses directions départementales et leurs subdivisions, un maillage territorial étroit, disposait quant à lui de ses propres bureaux d'études, avec huit centres régionaux et une structure spécifiquement urbaine, le CERTU. Fusionnées, absorbées, dissoutes lors du toilettage intégral des années 2000, ces structures, et d'autres telles le SETRA, le service d'étude des routes et autoroutes, ont disparu, leurs restes étant éparpillés ici dans un Commissariat, là dans le CEREMA.
Malgré tout, l'activité perdure. L'Observatoire des territoires, rattaché au commissariat éponyme, vient ainsi de publier un document qui, sur la thématique très fréquentée des déplacements domicile-travail, mérite largement d'être commenté tant il se distingue, sur plusieurs plans, des publications routinières que l'on trouve ici ou .

S'ouvrant sur un aperçu à l'échelle européenne aussi court qu'intéressant, le rapport a comme première vertu de s'appuyer sur un corpus d'études méconnues. Depuis des décennies, les agents des organismes fusionnés aujourd'hui au sein du CEREMA réalisent, selon des modalités proches de l'étude périodique sur les déplacements de l'INSEE, des enquêtes s'intéressant aux déplacements des ménages dans nombre de zones urbaines. La base de données ainsi constituée souffre de défauts exposés dans le rapport, puisqu'elle s'étant sur un intervalle temporel assez large, et qu'elle manque d'exhaustivité, ne couvrant que 60 % de la population nationale. Il n'empêche : avec plus de 250 000 ménages retenus, elle offre une précision, et une robustesse, bien supérieures à l'enquête périodique de l'INSEE, laquelle ne recense que 21 000 ménages.

Il devient alors possible de décomposer de multiples manières la question des déplacements quotidiens. Assez souvent, les autorités vont à l'essentiel, et on caricaturera à peine en affirmant qu'elles ne s'intéressent guère qu'au mode, et à la durée, du transport des résidants de l’Île-de-France dans le trajet aller-retour quotidien qui leur permet de travailler dans la capitale. Le poids de la région, l'importance des effectifs concernés justifient certes un traitement spécial, et le rapport de l'observatoire n'y échappe pas, notant comme d'autres le temps particulièrement élevé perdu dans les déplacements, et l'importance des transports en commun. Mais il ne se contente pas de cette forme de programme minimum, et, en comparant les trajets en termes de kilomètres parcourus avec, d'un côté, l'Île-de-France et, de l'autre, le reste du pays, montre à quel point l'usage de l'automobile reste totalement dominant.
Si importante que soit la part des transports en commun dans la région capitale, elle reste un peu inférieure à celle de l'automobile. Et les utilisateurs de deux-roues motorisés qui, tradition du CERTU oblige, n'ont pas été oubliés dans l'affaire, parcourent quatre fois plus de kilomètres que les cyclistes. Ailleurs, tout change : la part des deux-roues, à moteur ou pas, passe du marginal à l'anecdotique, le recours à la marche se réduit tout en restant significatif, et l'automobile écrase tout.

Mais l'intérêt essentiel du document se trouve sans nul doute dans l'analyse détaillée qu'il propose de la mobilité rapportée aux catégories sociales. Ainsi, après les artisans et commerçants, les ouvriers fournissent le plus gros contingent d'automobilistes, et plus encore en Île-de-France que dans le reste du pays, et cela parce que leurs trajets s'effectuent essentiellement de banlieue à banlieue, alors que les réseaux de transports sont majoritairement concentriques. Les distinctions sociales associées aux déplacements se trouvent remarquablement résumées dans un graphique reproduit sur la page 25 du rapport, lequel associe, en fonction de la zone de résidence, habitats et emplois, et illustre les mouvements des uns vers les autres. En majorité, les actifs parisiens sont des cadres qui travaillent pour moitié sur place, et profitent donc de trajets très courts, pour moitié en banlieue. Les employés, la seconde catégorie la plus fournie, viennent principalement de banlieue. La capitale compte peu d'emplois ouvriers, et très peu de résidants appartenant à cette catégorie. Et là encore, Paris relève de l'exception : alors que, du fait de sa surface ridicule, on constate une énorme disproportion démographique entre la capitale et sa banlieue, la situation se révèle ailleurs bien plus équilibrée, avec une répartition équitable des habitants entre ville-centre et périphérie, et une structure sociale beaucoup moins concentrée, où emplois comme résidences des ouvriers sont distribués à peu près à égalité entre le centre et la banlieue, et même si le centre draine massivement des employés venus des alentours.

Noter que la hiérarchie spatiale est avant tout une hiérarchie sociale relève à l’évidence du truisme. Il en va de même avec la constatation selon laquelle, qu'il s'agisse des lieux d'habitation ou d'emploi, les contraintes s'empilent en raison inverse du capital, financier, culturel et social dont disposent les citoyens. Et, comme le rappelle le rapport, ces contraintes pèsent plus encore sur les femmes qui doivent le plus souvent, à côté de leurs activités professionnelles, gérer les tâches domestiques et familiales. Bien à l'abri dans ses paisibles quartiers centraux, on peut se donner le beau rôle, et jouer les donneurs de leçons perché sur son vélo. Mais pour la majorité, en province, en périphérie, il n'existe pas d'autre moyen de résoudre les problèmes chaque fois spécifiques des trajets quotidiens que le recours à un véhicule individuel à moteur thermique, lequel se trouve être, presque toujours, une automobile. Déclarer la guerre à ce mode de déplacement ne résoudra rien. Mais on peut toujours rêver de la voiture volante.

pourrissement

, 19:10

On a oublié les dégonfleurs, qui s'amusaient à vandaliser les pneus de ces automobiles que l'on appelait alors des 4x4, eux qui, aujourd'hui, seraient irrémédiablement engloutis sous la marée des SUV. On ne se souvient guère des aventures souterraines des antipubs, lesquels, malgré tout, s'agitent encore. Par pur souci d’exhaustivité, et en dépit de la gêne que l'on ressent au rappel de cet épisode particulièrement grotesque, on se doit de mentionner une action vieille de dix ans et menée à la brillante initiative des enseignants de mon université chérie, la ronde infinie des obstinés. Plus récente, plus suivie, nuit debout doit encore éveiller quelques souvenirs.
En première analyse, la dernière en date de ces agitations de bocal partage quelques traits avec ses devancières, puisqu'elle recrute ses activistes dans les mêmes couches sociales, des fractions des professions intermédiaires et des cadres et professions intellectuelles supérieures, et emploie un répertoire d'action similaire, qui repose pour l'essentiel sur l'occupation d'une portion bien visible de l'espace public, de préférence au centre des grandes agglomérations. XR, pour employer son petit nom, se singularise par contre, au moins en Grande-Bretagne, son pays d'origine, par un certain penchant pour l'ésotérisme, contraignant les derniers incrédules à constater que les hippies sont bel et bien revenus et qu'ils n'ont jamais été aussi niais. De plus, cette toute jeune initiative, née l'an dernier, a réussi son internationalisation, et lance désormais des actions simultanées dans plusieurs capitales européennes. L'occasion ou jamais pour le sociologue de céder à son vice favori, la comparaison.

Certes, il serait bien audacieux de tirer des conclusions définitives, voire même de risquer une analyse un peu poussée d'événements en cours. On se référera pour cela aux compte-rendus d'observations et aux publications diverses qui fleuriront inévitablement, et aux actes de colloques qui ne manqueront pas de suivre. Mais on peut, au moins, dès aujourd'hui, s'intéresser à un élément commun et déjà effectif : la manière dont les forces de l'ordre traitent ces occupations qui, systématiquement, débutent dans l'illégalité.

La séquence a donc commencé lundi 7 octobre. En Allemagne, avec le soutien de ces chers kulturschaffende, un campement a été installé à Berlin à proximité de la chancellerie, tandis que la Potsdamer Platz était envahie et transformée en une sorte de salon de plein-air pour être, dès le lendemain, évacuée par la police au prix de quelques arrestations. À Londres, point chaud de l'agitation et scène de représentations particulièrement pittoresques, les autorités ont rapidement dicté une ligne de conduite : les protestataires peuvent s'installer dans la zone piétonne entourant Trafalgar Square. Ailleurs, ils seront délogés sans états d'âme ; on approche des 500 arrestations. Amsterdam, Sydney, New-York, dans toutes les métropoles que les activistes ont prises comme cible, on retrouve le même schéma, et la police intervient sans délai. À ce jour, on ne compte guère qu'une exception significative : Paris.
Place du Châtelet, pas d'endroit plus central à Paris, pas de meilleur point pour bloquer la circulation. Tout près de l'Hôtel de ville, à un jet de fronde de la Préfecture de police, on imaginait une évacuation rapide. Cinq jours après, on attend toujours, au point que la provocation déborde désormais sur le pont au Change. Or, pour que le spectacle soit complet, pour que les participants puissent invoquer avec succès les mânes des grands anciens de la non-violence, la pièce doit impérativement se terminer avec l'intervention de la police. Comme se fait-il que cet acteur-clé refuse, pour l'instant, de jouer le rôle qui lui revient ?

Les mauvaises langues diront que ce blocage du Châtelet s'intègre parfaitement à une politique municipale qui promeut, dans les rues et sur les places, l'immobilisme. On en voudra pour preuve les perspectives délirantes que trace ce texte tout récent, pourtant œuvre d'un enseignant en sciences politiques, lequel s'extasie devant la charpente de la caserne de Reuilly conservée lors de sa rénovation, avant de dessiner l'avenir de la capitale sous la forme d'une sorte de métropole-jungle à la François Boucq ce qui, au fond, revient à réactiver le vert paradis des temps de l'Occupation.

Mais le maintien de l'ordre public relève des missions d'un État qui reste, pour l'instant, étonnement passif. Alors, une hypothèse s'impose : il a choisi une stratégie, celle du pourrissement. Après la brillante réussite de sa dernière application, il était tentant de la remettre en œuvre. Pourtant une telle attitude, économe en apparence, est lourde de coûts cachés. Un des principes des régimes démocratiques réside en ceci que, en plus de la libre élection de leurs représentants, les citoyens disposent d'un éventail suffisamment large de moyens d'exprimer leurs opinions, et leur mécontentement, pour que le recours à une illégalité qui, en tant que telle, se doit de toute façon d'être sanctionnée, devienne inutile. En laissant faire sur la place du Châtelet, l’État ne se retrouve pas seulement isolé au milieu des autres démocraties qui, toutes, ont choisi de faire respecter le droit : il subit un petit coup de griffe supplémentaire, certes très modeste, mais qui vient s'ajouter à tous ceux qu'il a déjà accepté de recevoir, et qui tous mettent à mal ce monopole de l'usage légitime de la coercition physique qui, simplement, le définit.

moderne

, 19:10

Sans la vigilance de l'indispensable @niceorimmorally, on n'aurait vraisemblablement rien su du décès de Philippe Pascal. L'histoire commence, il est vrai, voilà bien longtemps, après la déflagration punk, dans la voie ouverte par les Pistols, celle d'une destruction extraordinairement créatrice. Déchirant les boursouflures des mégalomanes grotesques qui envahissaient alors les ondes et les scènes, en Allemagne, en Belgique, en France, dans toute l'Europe, des dizaines de jeunes gens ont monté des groupes pour produire des choses neuves, et modernes. Très jeunes, très beaux, très chics, très froids, très sombres, un peu naïfs, un peu grandiloquents, les membres de Marquis de Sade se sont lancés dans une aventure qui, pour eux comme pour tant d'autres, n'a duré que quelques années. Après la séparation, Philippe Pascal a poursuivi sa route avec Marc Seberg, un peu plus de légèreté, et le paradoxal optimisme de cette époque intense que l'on appelle les années 1980.

Assombrie par la progression du SIDA, marquée par ce chômage des moins de vingt-six ans qui, en très peu d'années, avait atteint un niveau inédit et gagné sa place parmi les douloureux problèmes que, l'air grave, le front plissé, l’État se doit de résoudre, en l'espèce par l'invention du traitement social du chômage des jeunes, lequel traitement se poursuit de nos jours, la période n'avait rien de ce paradis d’insouciance qu'une certaine légende rose, et une mémoire parfois intéressée et de plus en plus défaillante, tend à présenter aujourd’hui. Sans doute en partie à cause de cela, parce qu'elle arrivait dans un monde un peu désemparé, tout juste après la fin des Trente glorieuses, parce qu'elle coïncidait aussi avec des progrès décisifs dans l'univers informatique, elle reste malgré tout comme un immense moment d'expérimentation, lorsque tous ceux que la création intéressaient, du petit banlieusard à l'architecte installé, ont fabriqué quelque chose de radicalement neuf, avec, pour les plus fortunés, l'aide de machines nouvelles, et véritablement héroïques. Alors, les britanniques de Quantel ont produit le Mirage, cet engin qui coûtait des sommes astronomiques, dont l'électronique occupait une armoire entière, et qui ne servait qu'à manipuler une unique image vidéo. Une image, et pas deux, ce qui explique que, pour simuler l’élément manquant, on se soit contenté d'une représentation en fil de fer.

À peu près tout ce qui a cours aujourd'hui en matière de numérique a été inventé alors : depuis, on a juste amélioré les outils, et rendu dérisoirement simple, et accessible à tous, ce qui exigeait autrefois des jours de calcul. Tout cela, à la fin, avec le milieu des années 1990, le retour des hippies, l'envahissement de moins en moins résistible des bonnes sœurs et des donneurs de leçons, a progressivement disparu, fondu dans la banalité, et la facilité. Peut-être par regret d'avoir trop tôt arrêté et manqué quelque chose, Philippe Pascal et Frank Darcel avaient ressuscité Marquis de Sade. Comparons ce titre d'un sympathique duo electro-pop d'aujourd'hui, et ce morceau bien plus ancien d'une formation du même genre, et posons la question : en trente-cinq ans, quoi de neuf ?

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