Le temps semble heureusement révolu où, à la piscine municipale, il fallait partager l'espace vital entre le père de famille qui tenait absolument à faire barboter son dernier né dans le grand bain, et en largeur, et les jeunes garçons et très jeunes filles du club local qui nageaient comme des galériens le long du bord opposé. Cette servitude volontaire était planifiée et surveillée par une espèce de garde-chiourme qui, perché au sommet d'une chaise d'arbitre, contrôlait les temps, aboyait ses ordres et distribuait les réprimandes. Pour les encouragements, voire les félicitations, ces nageurs qui, désormais, s'entraînent sinon ailleurs, du moins en dehors des heures d'ouverture au public, doivent toujours attendre. La natation en piscine, sport profondément ennuyeux que l'on ne peut guère pratiquer que si son esprit s'évade, voit ici sa pénibilité redoublée à la fois par l'intensité physique de l'entraînement, et par le mépris que l'entraîneur cultive comme mode de relation à ses sportifs. Naturellement, la question qui se pose à l'esprit rationnel est de savoir quel type de contrainte, et quel genre d'espoir, peut bien inciter des jeunes gens innocents à accepter qu'un pareil sort leur soit réservé.

Suivant les lieux, et selon les époques, ont sait que cette contrainte a varié, feue la RDA fournissant le cas-limite où l'on était condamné au bagne des longueurs du seul fait de ses capacités physiques, devenant ainsi le réceptacle forcé de l'expérimentation d'une pharmacopée que l'on n'aurait pas osé tester sur des animaux. Les modes de soumission qui ont cours sous nos latitudes et dans nos bassins ne pouvant s'appuyer sur la dictature, il leur faut être plus variés, et plus subtils. Alors, dans quelles conditions le jeu des contraintes sociales peut-il le plus facilement trouver des motifs tenus comme légitimes de contrarier tant le désir d'émancipation de l'individu que son droit le plus strict à l'être ?
Quant il s'agit d'une femme, bien plus qu'un homme soumise aux pressions de son entourage si, par exemple, elle reste célibataire au-delà de l'âge légal, ou bien d'un mineur, pour lequel la question de l'émancipation ne se pose pas encore. Dans le sport de haut niveau, pour les disciplines fortes consommatrices d'adolescentes telles la natation, les filles encore mineures connaissent un degré de contrainte supplémentaire dans leur relation avec cet entraîneur qu'on qualifie souvent, sans bien mesurer le sens du terme, de mentor. En connaissant le succès elles gagnent, comme Laure Manaudou, en plus des médailles, un niveau d'enfermement de plus. Vestale de la République, modèle des petites et des grandes, image produite par des supporters auxquels elle fournit par ailleurs de quoi la construire, la championne populaire, celle qui s'illustre à titre individuel dans des disciplines connues du grand public, évolue dans un univers où le maillot ne constitue que la pièce visible d'une sorte de corset symbolique, extrêmement rigide, très soigneusement lacé, et jalousement surveillé.

Cet empilage de contraintes fait de Laure Manaudou un autre cas d'espèce, elle que son entraîneur présente comme sa créature, puisqu'elle n'aurait pas réussi sans lui et ne réussira plus sans lui, ce qui donne à penser qu'il ne risque rien en la laissant partir, puisqu'elle ne sera pas une concurrente dangereuse, et qu'il ne perd rien non plus puisque, si la performance de Laure Manaudou ne tient qu'à lui, il n'éprouvera pas de difficultés à lui trouver une remplaçante qui connaîtra le même succès, elle qu'il présente aussi comme un investissement, lié par contrat à ses sponsors et source de revenus dont on suppose qu'il touche sa part, ou comme un animal rétif, rebelle au dressage imposé pour son bien, comme, en somme, tout, sauf ce qu'elle a le droit d'être.
Qu'elle décide de se comporter en être humain autonome, qu'elle considère, après y avoir entièrement consacré son adolescence, que la natation ne saurait suffir à remplir son existente, et la voilà, pauvre gamine irresponsable, comdamnée à un autre stéréotype, devenir la fille séduite, forcément séduite par un bel italien, et sans doute bientôt seule, abandonnée et riche seulement de ses illusions perdues.