En ces minutes où la fin du monde tel que nous le connaissons s'apprête à nous assaillir au coin de chaque rue, il reste peu de temps à consacrer à l'ordinaire ; ainsi, les récents développements entourant le projet de loi dit Hadopi, cette autorité administrative indépendante chargée de combattre les téléchargements illégaux et possédant la capacité de priver l'internaute récalcitrant de sa connexion Internet, ne semblent guère passionner les juristes, lesquels se consacrent sans doute à l'étude attentive d'un document plus proche de leurs préoccupations. Les geeks ne se montrent guère plus diserts, à la notable exception d'un Palpatine, qui résume l'affaire du jour dans tout sa brutalité : par courrier, Nicolas Sarkozy a donné instruction à José Manuel Barroso de ne pas suivre l'avis du Parlement Européen lequel, en cours du discussion du paquet telecom, vient d'adopter à une très large majorité un amendement présenté, entre autres, par l'emmerdeur habituel, amendement qui subordonne cette coupure d'accès à la seule décision du juge. Et le président de la Commission Européenne a répondu par un superbe direct à la face. Or, voici que Écrans met en ligne la lettre du président français, un document qui justifie l'analyse tant il se montre révélateur des pratiques en usage à la cour.

Le courrier est si bref que sa raison d'être se perçoit presque instantanément. Comme, en effet, imaginer que l'on puisse, de bonne foi, se laisser prendre à la sempiternelle justification de l'intervention présidentielle, la défense des droits des artistes ? Comment, aussi, se laisser abuser par la flatterie, le soutien apporté au projet législatif de la Commission accordant aux interprètes une prolongation supplémentaire de la durée de leurs droits, l'approbation d'une politique qui vise à développer l'offre en ligne de contenus musicaux et cinématographiques payants, déclarations préliminaires qui ne servent au courtisan qu'à enrober la requête qui, seule, compte, procédé dont l'effet est si pauvre qu'il fait attendre avec encore plus d'impatience le moment où, enfin, le quémandeur en viendra au fait ? Et qui pourrait se laisser troubler par cette réthorique aussi hypocrite que transparente, où l'on se réjouit d'un soutien imaginaire des Etats membres à la politique française qui s'exprime dans l'Hadopi pour ensuite s'étonner de la réticence du Parlement qui, pris d'une faiblesse passagère, a voté presque comme un seul homme cet amendement 138 pourtant présenté par de notoires perturbateurs ? Sûrement, la raison doit l'emporter, et c'est pour cela que l'on s'adresse au président de la Commission, cet homme de mesure qui saura prendre celle de la gravité de la situation ainsi créée. Mais comme l'on ne saurait se montrer trop prudent, on prendra quand même la précaution de lui demander, par retour de courrier, qu'il veuille bien s'engager personnellement, ainsi que Viviane Reding, la commissaire en charge du paquet, à rejeter l'amendement en cause.
Il n'y a guère que cela qui soit surprenant : l'incroyable maladresse politique, pas seulement de la démarche elle-même, mais de l'argumentaire employé. Tout se passe comme si, s'adressant au président de la Commission, on avait affaire à un subalterne, et à un subalterne un peu naïf qu'un soupçon de flagornerie, et un très léger voile de menace, suffiront à convaincre. On trouvera un indice supplémentaire de cette vanité aussi caractéristique que désuète dans le provincialisme absolu que laisse apparaître l'emploi de cette formule "d'ardente obligation", citation gaullienne déjà difficilement perceptible en France et, en l'absence d'explications, totalement inaudible ailleurs, et qui montre combien la haute administration française se considère encore, elle et sa culture, y compris sur un plan européen, comme l'étalon auquel tout doit naturellement se rapporter.
il devient presque inutile de traiter du coeur du sujet : une instance démocratique vient, avec les suffrages de quatre de ses membres sur cinq, d'adopter un amendement qui ne fait que rappeler un droit élémentaire, celui de voir un juge, et un juge seul, décider de la privation d'une liberté fondamentale. Cela risque d'anéantir nos projets. Qu'à cela ne tienne : surmontons cette résistance en passant par en haut, et réglons l'affaire entre Présidents. Après tout, dans l'appareillage européen, le Parlement n'est qu'un rouage mineur qui présente une fâcheuse tendance à trop se prendre au sérieux, et contre lequel on dispose heureusement, comme l'a montré l'affaire des brevets sur les logiciels, de moyens d'action efficaces.

L'échec de la requête sera donc d'autant plus sanglant qu'il sera cinglant, et viendra à la fois d'un brutal rappel au règlement de la part de José Manuel Barroso, et aujourd'hui même d'une lettre amère de Viviane Reding, qui fait par de sa désapprobation, et boude les Rencontres cinématographiques de Dijon, manifestation organisée par la société d'auteurs du domaine audiovisuel. Alors, il n'y a pas mort d'homme, ni même plaie d'argent ; mais, en tenant compte de la dimension de la chose, la blessure d'amour propre doit être particulièrement cuisante. José Barroso comme Viviane Reding viennent de se faire un ennemi mortel, en la personne de l'actuel président du Conseil de l'Union européenne ; nécessairement, il en sont parfaitement conscients, et ne semblent absolument pas s'en soucier.