A l'évidence, bien des qualités, et des qualités rares et précieuses, sont nécessaires pour se retrouver à la tête d'une entreprise privée de dimension mondiale. Mais quand il s'agit de Total, celle que tout le monde a d'excellentes raisons de détester, les motards a fortirioi puisque le pétrolier est le seul à exiger des bandits casqués qu'ils payent leur consommation d'essence avant de passer à la pompe, il en faut une de plus : le masochisme. Comment, en effet, expliquer autrement que par une compulsion sans frein à l'humiliation publique le fait que la plus grande entreprise française, la plus importante capitalisation du CAC 40, le plus fort contributeur à l'impôt sur les sociétés, joigne à la provocation d'avoir réalisé en 2008 les plus gros profits de l'histoire du capitalisme français l'indécence d'annoncer la suppression de 555 postes de travail, un chiffre, par ailleurs, quasiment diabolique ? Sa récompense ne s'est pas faite attendre, et la séance fut longue et douloureuse puisque, d'abord égratigné par les journaux payants, le groupe recevra les plus rudes coups de la bouche même du secrétaire d'État à l'emploi. L'observateur sarcastique lui-même s'étonnera d'une telle annonce, qui arrive à un moment assez peu opportun et ne semblait pas relever de l'urgence absolue, ce modeste ajustement qui porte sur 2,6 % des 37 300 emplois du groupe en France s'étalant jusqu'en 2013, une époque, nous dit-on, où la croissance sera depuis longtemps de retour. Il faut, sans doute, beaucoup aimer les coups, ou être tragiquement inefficace dans sa communication pour commettre une telle erreur. A moins, bien sûr que, que la société n'ait annoncé bien autre chose.
Dans son communiqué mis en ligne hier, le groupe raconte effectivement une toute autre histoire. Devant à la fois faire face à une baisse régulière de la consommation d'essence et à l'inadaptation de ses installations de raffinage, Total réduit ses capacités de production d'essence tout en augmentant la part du diesel dans les produits finis ; agissant ainsi, le pétrolier fait donc précisément ce que ses opposants les plus acharnés lui reprochaient de se refuser à faire. De la même façon, sa branche pétrochimique va investir 230 millions d'euros à Gonfreville et à Carling, tout en cessant quelques productions déficitaires, à Carling, et à Gonfreville. Sur une période de quatre ans, le groupe compte ainsi supprimer 555 postes sans, évidemment, aucun licenciement, les évolutions se faisant avec l'habituel panachage de reclassements, de pré-retraites et de non-renouvellement des départs en retraite. En somme, et alors que, nous dit l'INSEE, sur le seul mois de janvier, la production industrielle s'est contractée de 4,1 %, et que le raffinage s'est effondré de 15 %, un banal ajustement schumpeterien dont il semble difficile de contester la pertinence, tant ses effets paraissent globalement positifs. Premiers informés, les représentants des salariés aux comités d'entreprise n'ont repris que l'information relative aux suppressions de postes, ce qui est de bonne guerre, et forme un préalable traditionnel à l'ouverture des négociations. Est-il, en fait, tellement étonnant de voir la presse faire de même ?

Au fond, cette histoire est intéressante non pas tant parce qu'elle permet de mesurer combien, aujourd'hui, la presse grand public se rapproche à grand pas de cette ultime déliquescence du journalisme d'opinion, le café du commerce, combien sa tâche se limite désormais à n'être que le relais du populisme, s'exprimerait-il par la bouche d'un secrétaire d'État, combien elle appauvrit vertigineusement la complexité du social en ne reconnaissant plus que des bons, ou bien des méchants. Elle montre surtout à quel point celle-ci s'estime en droit de donner des leçons de morale, en décrétant, parfois au sens propre et en détail, qui doit faire quoi et comment, en jouant dans les salles de rédaction au petit stratège économique, décidant à la place de ceux qui seuls ont la capacité de le faire quelle décision doit être prise, en accréditant l'idée folle selon laquelle le meilleur moyen de conserver l'emploi, c'est d'interdire totalement la plus infime des évolutions, et en définissant par la-même le rôle social d'une entreprise privée, qui serait donc de payer ses salariés à ne pas produire des biens qu'elle ne pourra pas vendre. Et comme toujours, elle évite soigneusement de dire un mot des principales victimes de ces ajustements, les nouveaux entrants sur le marché du travail, accablés d'une double peine, celle de connaître des carrières bien plus difficles que leurs devanciers tout en ayant à supporter le poids de leur retraite à taux plein. Mais après tout, il paraît que les jeunes ne lisent plus les journaux : finalement, c'est bien fait pour eux.
Total, pour sa part, doit regretter amèrement de ne pas avoir suivi l'exemple de Shell qui, courant 2008, au meilleur moment, a vendu son activité de raffinage française au spécialiste suisse Petroplus et au néerlandais Basell, dont la filiale américaine se trouve aujourd'hui en faillite. Mais ce n'est peut être que partie remise : avec un baril de WTI qui se négocie encore autour des 45 dollars, et alors que, compte tenu de la lourdeur des investissements nécessaires pour aller chercher la matière première de plus en plus froid, de plus en plus lourd et de plus en plus profond, les seuils de rentabilité des pétroliers se situent plutôt désormais vers les 50 dollars, voire plus, les 14 milliards de bénéfice net dégagés par Total en 2008 pourraient, à l'image du dernier trimestre 2008 chez BP, se transformer pour 2009 en 5 milliards de pertes : comme ça, tout le monde sera content.