On n'en saura sans doute jamais plus sur l'incident qui s'est produit en cette matinée du 2 avril sur le réseau de banlieue nord de la SNCF que ce qu'en rapporte la dépêche de l'AFP reprise par Les Echos et, plus tard, le bref communiqué publié par la société nationale, et ce d'autant qu'ils ne racontent pas tout à fait la même histoire, et qu'ils se contentent d'un strict exposé des faits là où il semble beaucoup plus intéressant de s'interroger sur ce qu'une telle situation peut avoir de révélateur, non pas tant de l'état physique des infrastructures du rail, que de la dramatique vulnérabilité de celles-ci. Et comme à l'accoutumée, il faudra enrichir la minceur des informations disponibles d'une épaisse couche d'hypothèses, aussi invérifiables les unes que les autres.

Au coeur de la nuit du 1er au 2 avril, les équipes de la SNCF procèdent donc à une opération de maintenance qui consiste à remplacer une batterie de très forte capacité, 1500 ampères, laquelle sert visiblement à suppléer à une panne du réseau électrique dont pourrait être victime un composant vital, un transformateur qui assure l'alimentation en basse tension des installations de signalisation des voies ferrées partant de la gare du Nord. Or, la batterie neuve se trouve être totalement défectueuse : sa mise en service provoque un court-circuit qui se propage sur l'ensemble du réseau, et met hors service pas moins de 109 postes d'aiguillage, et toute la signalisation. Il n'y a, en d'autres termes, en ce petit matin du jeudi, sur ces rails, plus aucune possibilité de faire circuler un train, et, pour une fois, les banlieusards fatalistes et révoltés aussi bien que l'élite intellectuelle qui fréquente le Thalys sont confrontés au même problème, et souffrent pareillement des mêmes maux, retards, annulations, substitutions, et des mêmes conséquences, correspondances manquées, examens perdus, jusqu'au rétablissement d'un fonctionnement normal qui n'interviendra que dans la matinée du vendredi. Tout cela, bien sûr, conduit à une cascade d'interrogations.
La batterie, d'abord, qu'on peut imaginer assez similaire à ce que propose SAFT même si, en l'espèce, la capacité du composant fautif est bien supérieure : elle était neuve, et défectueuse ce qui, pour un élément précisément destiné à prendre le relais en cas de panne de l'alimentation électrique, dont on peut donc supposer qu'il a été longuement testé avant d'être livré, relève de l'exceptionnel, et range donc l'incident dans cette contrariante catégorie d'événements qui, bien qu'ils n'arrivent jamais, se produisent quand même. Le compte-rendu trop succinct de l'incident ne permet pas de savoir si la panne a eu lieu dès le branchement de l'objet, ou seulement quelques heures plus tard, et s'il est bien dû à un défaut de fabrication de la batterie elle-même, ou à une défaillance plus globale de l'installation. Mais les conséquences ont été radicales, et stupéfiantes : il a suffit d'une panne sur un unique élément qui, en temps normal, ne sert à rien, pour que l'ensemble du réseau ferroviaire de la gare du Nord, et pas une seule ligne comme dans le cas plus fréquent de la rupture de caténaire, soit dramatiquement perturbé, et que tout le système de signalisation soit mis hors service, comme dans l'analogie traditionnelle du château de cartes qui s'effondre sans que l'on puisse rien y faire. L'écart entre la cause et ses conséquences semble si énorme qu'il laisse entrevoir une invraisemblable fragilité de cette infrastructure ferroviaire, fragilité qui n'est pas simplement conjoncturelle, due à la vétusté du réseau, ou à la complexité d'une organisation dans laquelle RFF, son propriétaire nominal et impécunieux, dépend de la SNCF et de ses agents pour en assurer l'entretien, mais structurelle, puisqu'elle ne permet pas d'éviter une catastrophe dans laquelle la défaillance d'une infime partie de l'ensemble entraîne inexorablement celle du système entier. Si les réacteurs nucléaires d'EDF étaient aussi vulnérables, ils auraient tous fondu depuis longtemps.

On ne se trouve pas, en d'autres termes, face à un simple incident technique, et son exceptionnalité ne peut justifier la lourdeur de ses conséquences, mais révèle au contraire un état fatal qui tient au réseau lui-même, et qui conduit à une autre interrogation : est-il raisonnable de confier au réseau ferré, et à lui seul, réseau déjà totalement saturé et coutumier des incidents, les missions dont on le charge ? La plus élémentaire des prudences, le bon sens paysan qui appelle à ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, commande de ne pas faire dépendre les déplacements professionnels des millions de personnes qui ont besoin d'un moyen de transport pour se rendre chaque jour à leur travail dans la région-capitale des seules infrastructures lourdes de transports en commun. On ne réfléchit jamais assez à l'absurdité même de cette notion de transport en commun, puisque, par définition, un transport implique un déplacement d'un point précis à un autre, soit une action purement individuelle, et que la pratique collective de cet acte privé entraîne à la fois des compromis physiques, puisque le voyageur devra toujours assurer par ses propres moyens, ne serait-ce qu'à pied, une partie de son trajet, et des contraintes économiques à cause desquelles, comme le démontre l'indispensable étude de l'APUR et ses cartes spectaculaires, un réseau ferré sera d'autant moins dense qu'il traversera une zone moins peuplée, laissant ces habitants-là sous la seule dépendance des liaisons routières. Et quand, sur un trajet quotidien de 15 kilomètres, on n'a le choix qu'entre l'automobile, l'autobus ou le scooter, l'ADEME est là pour confirmer à quel point, sur le plan de la consommation d'énergie comme des rejets de dioxyde de carbone, le deux-roues motorisé est la solution à privilégier. Ce choix, nombreux sont les banlieusards qui l'ont déjà fait : et le refus pathologique que les pouvoirs publics opposent à cette réponse pragmatique aux nécessités de l'heure, leur volonté de ne rien développer d'autre que la voie ferrée, en saturant de plus en plus un réseau qui n'en peut déjà plus, reste encore le meilleur argument, et la plus efficace des incitations, en sa faveur.