La lecture du rapport public annuel de la Cour des comptes, lequel fonctionne un peu comme un pointilleux compte-rendu des derniers progrès de cette corruption des valeurs morales qui, chaque jour un peu plus, enveloppe le monde de ses inquiétantes ténèbres, a toujours quelque chose d'un peu désespérant, puisqu'il livre en détail le journal des turpitudes de ceux-là même qui ont comme fonction première de défendre la vertu publique. Et le désespoir touche à son comble lorsque, de son très vaste champ d'intervention, la Cour choisit d'extraire les agissements répréhensibles de ceux qui, plus qu'aucun agent de l'État, se doivent d'être irréprochables, les membres des forces de l'ordre. La dernière livraison du rapport les expose pourtant à un double titre puisque, en plus du circuit complexe des amendes pour les infractions routières et des pratiques blâmables auxquelles il donne lieu, la Cour détaille avec sa précision coutumière le fonctionnement du service central automobile de la police nationale.

Là où le parc de la Police Nationale comprend 30 648 véhicules, les services centraux de la direction générale de la police ne comptent guère que 1 469 voitures banalisées : la Cour, au premier abord, semble donc négliger l'essentiel et ne retenir que l'accessoire. Sans doute a-t-elle une intention cachée. Au passage, on notera qu'elle constate, entre 2002 et 2008, une diminution de - 42 % du nombre des deux-roues en service dans la police nationale : on comprend pourquoi les manifestations motardes sont désormais si mal encadrées et pourquoi, sur l'autoroute, en suivant un touriste néerlandais calé depuis Cannes à 130 km/h sur la voie centrale, et qui n'a visiblement aucunement l'intention d'en bouger avant d'arriver à destination, on se sente un peu seul. Le parc des services centraux, donc, intéresse la Cour sous un angle principal, celui de l'utilisation de ses véhicules, et sous un angle accessoire, celui de leur équipement. La gardienne de la vertu comptable relève, dans le premier cas, un usage totalement incontrôlé, des véhicules attribués en permanence à des personnalités telles le président de la MIVILUDES dont on se demande quels rapports elles entretiennent avec la police, un taux annuel d'accidents sans équivalent et qui atteint 79 %. Quant aux véhicules eux-mêmes, la Cour, outre la forte croissance du parc, relève "une motorisation inutilement coûteuse" et de fréquents "équipements luxueux", "sièges en cuir, tableaux de bord en bois".
On comprend alors l'intérêt qu'elle trouve à aller faire les poubelles du garage de la police : comme avec le célèbre article dans lequel Raymond Fisman et Edward Miguel utilisaient les amendes pour stationnement irrégulier infligées aux diplomates en poste à l'ONU pour estimer le degré de corruption des pays membres de l'organisation, et dans lequel la France, coincée entre Zaïre et Turkménistan, faisait honneur à sa réputation, la Cour utilise cette porte dérobée, et d'autant plus mal gardée qu'elle ouvre sur des pratiques accessoires, et des comportements triviaux, pour analyser la manière dont des fonctionnaires affectés à une direction centrale font, à leur profit personnel, persuadés que personne ne les surveille ni ne leur demandera de comptes, usage du bien public.

Mais la Cour n'en reste pas là, puisque les services de police apparaissent en première ligne dans une autre de ses analyses. Plus complexe, plus classique, plus stratégique, celle-ci, pour la première fois, s'intéresse à ce circuit financier et judiciaire tout particulier que connaissent les amendes pour infractions au code de la route, dont la masse dépasse désormais le milliard d'euros. Ainsi, la Cour regrette l'empilage des règles, la complexité des circuits, l'opacité du fonctionnement, les conflits d'attributions entre État et communes, l'irrationalité d'une gestion informatique qui fait intervenir sept applications distinctes sans mise en réseau. Sur ce dernier point, une dépêche de La Tribune nous apprend aujourd'hui que, si la gendarmerie tourne, depuis quelque temps, sous Linux, la police a choisi Windows 7 : le message de la Cour a parfaitement été compris. Enfin, la Cour s'intéresse, en prenant l'exemple de la préfecture de police de Paris, à une pratique que n'ignorent pas les sociologues, celle des "annulations techniques" et des "indulgences" qui conduisent, en toute illégalité, les policiers à annuler des contraventions, et dont la Cour déplore la totale opacité, ce en quoi elle démontre qu'elle ne possède pas les bonnes lectures.
Car ces indulgences ont fait l'objet, avec un livre et un article, d'un travail déjà ancien de Claudine Pérez-Diaz qui a suivi le destin d'une cohorte de contraventions émises en 1988 dans un arrondissement d'un département du nord de la France. Et, pour des motifs divers et en pleine illégalité, mais de façon suffisamment routinière pour que la pratique soit universellement qualifiée d'indulgence, policiers et gendarmes annulent des contraventions, souvent à la demande du contrevenant, et avec comme objectif premier de maintenir avec lui de bonnes relations. On voit ici se dresser la figure du corrupteur des valeurs morales qui se tapit au cœur de chaque village, ce notable local au-dessus des lois et du commun des citoyens qui possède, lui seul, avec son capital social, le pouvoir de faire valser ses contredanses. Malheureusement pour les âmes simples, Claudine Pérez-Diaz a cherché ce corrupteur, mais ne l'a pas trouvé : si des catégories socio-professionnelles profitent plus qu'à leur tour de la mansuétude policière, il ne s'agit pas de notables, mais de professionnels de la route, commerciaux ou chauffeurs-routiers. Il s'agit aussi d'une catégorie à laquelle on pardonne trop, et tout, les retraités. Ce qui, en regard des statistiques de sécurité routière qui pointent la plus forte responsabilité de ces catégories-là dans les accidents de la route, ne représente pas le moindre des paradoxes.

Il existe, enfin, une dernière catégorie qui bénéficie d'une indulgence systématique : les policiers et gendarmes, leur famille, leurs amis, et même, parfois, écrit Claudine Pérez-Diaz, ces prestataires qui fournissent des services "gratuits". Son analyse rejoint en cela les constations de la Cour des comptes, pour laquelle les "annulations relatives aux véhicules des administrations de l'État mais aussi de certains établissements publics sont particulièrement injustifiées". Ces deux approches si dissemblables, produites par des acteurs dont les méthodes, le champ d'intervention, les compétences n'entretiennent aucune relation, se rejoignent pourtant en montrant à quel point, dans les services centraux aussi bien qu'à l'échelon de la gendarmerie, les défenseurs de l'ordre savent s'affranchir des contraintes réglementaires et abuser de leur pouvoir pour faire bénéficier qui bon leur semble de petits avantages.