L'action de l'État n'est sans doute jamais aussi divertissante que lorsqu'il se met à jouer au boy-scout. Les semaines de bonté qu'il organise de temps à autre et sous divers prétextes, prolongeant la joyeuse ambiance des chantiers de jeunesse, appellent les citoyens responsables à se retrousser les manches, et à participer aux activités utilement récréatives, et modérément instructives, qui leur sont proposées. Avec la Semaine de la mobilité et de la sécurité routière, qui se décline au niveau de l'Europe entière et s'étend même à ses marches, il s'agit, une fois l'an, de montrer à quel point tout le monde, et le monde lui-même, se porterait mieux si, question déplacements, on abandonnait l'individuel au profit du collectif, et si l'on remplaçait le moteur thermique par la propulsion électrique ou même, dans certains cas, par le pédalier. Et, grâce à de petits jeux en ligne, tout le monde peut participer, y compris ceux qui, pour une raison ou l'autre, ne sortent jamais de chez eux.
Dans cette enivrante atmosphère de lendemains qui, à force de le vouloir très fort, finiront bien par chanter, il faut un vieil économiste revêche, mais malgré tout spécialiste des transports, pour rappeler que les transports collectifs, et, à l'inverse, les utilisations individuelles de la route, génèrent des effets qui ne sont pas seulement environnementaux, mais aussi financiers, lesquels effets ne sont pas nécessairement favorables à un mode de déplacement qui ne survit que grâce à un soutien public massif. Il faut aussi compter avec les pratiques de ces citoyens qui persévèrent quotidiennement dans leur erreur, et patientent avec la même fréquence dans les embouteillages, seuls, ou presque, derrière leurs volants. Et comme on ne peut concevoir que leur attitude n'ait d'autre raison d'être qu'un manque d'information, comme on ne peut se représenter qu'ils ne soient immédiatement conquis par ces nouvelles façons d'aller au boulot que l'on ne cesse d'inventer pour eux, il faut donc que la presse fasse son travail, et aide à diffuser la bonne parole. Rien de tel, pour cela, que l'un de ces copieux dossiers où le chargé de communication fera à sa place le travail d'un journaliste qui n'aura plus qu'à recopier ce qui bon lui semble, et sera approvisionné bien au delà de ses besoins en chiffres, exemples, et bons sentiments. Rien de tel, aussi, que cette façon que l'État a de se présenter, et de justifier son action, pour, grâce à ce qu'il cherche maladroitement à cacher, dévoiler les réalités qu'il a choisi d'ignorer.

On voit ainsi resurgir en première ligne un serpent de mer aussi tenace que le ferroutage, le covoiturage. Toutefois, en mettant en avant l'intérêt monétaire de l'opération avant ses vertus écologiques, en faisant passer l'égoïsme avant la morale, l'argumentaire du dossier de presse démarre, de façon significative, sur le mode utilitariste. Il détaille ensuite une série de justifications tour à tour écologistes, pratiques, et sociales, toutes appuyées sur une flopée de chiffres qui ont comme principale fonction de montrer à quel point ça marche, puisqu'on peut même en tirer des statistiques. Pourtant, ce mode de déplacement pose toujours une même contrainte, de base, partir du même point pour aller au même endroit. Si, avec la concentration des emplois tertiaires dans les métropoles, le second terme sera assez souvent acquis, le premier, avec la dispersion d'un habitat qui, faute d'infrastructures, oblige précisément à choisir le transport individuel au détriment du collectif, manquera le plus souvent, et le covoiturage, en l'absence d'incitations plus vives que la seule bonne volonté et les petites économies, en restera donc à desservir les marges des cas particuliers. Le dossier se montre fort disert sur la façon dont la pratique se développe ailleurs, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, aux Etats-Unis même : il n'est guère de meilleur moyen d'avouer à quel point, ici, elle reste marginale. Pour finir, on ne peut manquer de signaler cet immense moment de rigolade offert conjointement par le Ministère et Nokia, puisque, en postulant une utilisation constante de toutes les places laissées vacantes dans les voitures de par le monde, le téléphoniste finlandais estime le marché potentiel du covoiturage à 500 milliards de dollars. Avec un taux d'occupation moyen des véhicules en ville estimé par l'ADEME à 1,2 personnes, c'est sûr qu'il y a un paquet de fric à se faire.
Et puisque l'ADEME a démontré que, dans certaines conditions, lors d'un trajet mixte d'une dizaine de kilomètres qui correspond précisément à l'usage le plus fréquent de ces véhicules, un deux-roues motorisé de faible cylindrée se montre plus économe en C02 qu'un autobus, on ne s'étonnera pas que le dossier consacre deux pages à cet engin de plus en plus banal, au point que, à Paris, on compte aujourd'hui, grossièrement, un deux-roues motorisé pour quatre automobiles. Bizarrement, il n'y est pourtant pas question d'écologie, mais de sécurité routière. Mais là, l'observateur sarcastique, même s'il notera le glissement subtil qui s'opère entre les chiffres du parc des seuls motocycles, de toute façon inconnu, et ceux de l'accidentalité de tous les deux-roues motorisés, cyclomoteurs compris, doit bien reconnaître que l'on se trouve plus du côté du bon sens que de la stigmatisation ce qui, en soi, constitue un événement.

Et-ce que, au moins, ce long plaidoyer produit sur les journalistes les résultats attendus ? A en juger par l'article que publie Le Monde, on en est loin. Même si le journaliste, par habitude, ne peut s'empêcher de jouer au donneur de leçons, même s'il cite des données statistiques dont on aimerait savoir, en plus de celles du dossier de presse, d'où elles sortent, la tonalité reste fort critique, envers le covoiturage en particulier, pratique jugée marginale, et qui ne peut satisfaire les besoins des habitants de ces "périphéries pavillonnaires" dont l'INSEE décompte la significative extension. Mais sur un point au moins l'article se montre conforme aux attentes, puisque, lorsque son auteur évoque les rares automobilistes qui se convertissent à l'usage du guidon, il s'agit forcément de celui d'un vélo. Au Monde, on évite toujours soigneusement de mettre le nez dans la rue parisienne, et on considère encore qu'un guidon ne peut s'accompagner d'autre chose que d'un pédalier. Il n'est pas sûr que ni l'État, ni la Semaine de la mobilité y soient pour quoi que ce soit.