Certains petits malins du web, cet immense réservoir saturé de mauvais esprits, ont trouvé un moyen original, et qu'ils cherchent à faire prospérer, de dénommer l'opération par laquelle, sur mandat de l'HADOPI, une entreprise tierce se charge de récolter les adresses IP d'internautes suspectés de télécharger illégalement des fichiers audio et video. Mais ce terme de "flasher" ne fait pas référence à des notions pourtant connues dans le monde informatique, mais bien à ces prises de vues de véhicules fautifs effectuées par les dispositifs placés au bord des routes, et qui forment le premier maillon de la chaîne du contrôle-sanction automatisé, essentiellement employé à réprimer les excès de vitesse. Si lointaine qu'elle puisse sembler l'analogie, avec ses multiples points de comparaison, se révèle pourtant fort bien vue. Ces deux processus ont en commun l'automatisme, celui de la constatation de l'infraction comme de sa sanction. Ils partagent un même objectif, celui de la dissuasion par le nombre : leur effectivité dépendra de leur efficacité. Ils exploitent aussi une conséquence identique de la créativité juridique même si, là, la route a précédé le réseau.
Lorsque, à cause de vilains garçons, et de quelques méchantes filles, aux guidons de deux-roues surmotorisés, les appareils chargés de photographier les immatriculations de véhicules en excès de vitesse ont visé l'arrière et plus l'avant, ils ont en conséquence perdu la capacité pourtant fondamentale d'identifier le contrevenant. Il a alors fallu trouver un moyen pour déplacer la responsabilité de la faute, et la transférer du conducteur au propriétaire. Le droit routier a servi de prototype, et HADOPI a repris le même principe, en poursuivant le propriétaire de la connexion Internet incriminée, s'épargnant ainsi la peine de rechercher l'auteur véritable du téléchargement illégal. Car ce qui, avec HADOPI, constitue une contravention de cinquième classe passible de 1 500 euros d'amende, c'est le défaut de sécurisation de son accès, assimilé à la violation délibérée d'une obligation particulière de sécurité. Évidemment, en inventant cette qualification, le législateur visait plutôt les dommages causés à autrui, entraînant par exemple une incapacité de travail pouvant atteindre trois mois. Alors, bien sûr, en attendant que les octets se décident enfin à porter plainte, on aura du mal à trouver des fichiers blessés par un téléchargement illégal ; mais la loi a les épaules larges. L'analogie, enfin, se retrouve dans une ultime conséquence, celle de générer un contentieux pénal de masse, puisque l'implantation des radars a fait exploser le nombre des infractions routières, passé de 13 millions en 2001 à 20 millions aujourd'hui. Sans nul doute, les créateurs d'HADOPI espèrent qu'elle connaîtra un parcours similaire, du moins lorsque cette merveille d'esthétique industrielle, dont la complexité dépasse de loin celle des usines à gaz d'antan, entrera en production.

Pour l'instant, et pour encore quelques jours, un obstiné bloque les tuyaux : Free, seul fournisseur d'accès à refuser de relayer vers ses abonnés les messages de l'Autorité leur intimant de cesser sur l'heure leur activité de pirate. Et les arguments employés de part et d'autre, et répercutés avec une rare complaisance par une agence de presse qui nous avait habitué à mieux, valent que l'on s'y attarde, non pour des raisons juridiques, mais politiques. Car, évidemment, en refusant de suivre les positions adoptées par ses concurrents, Free ne fait rien d'autre que de respecter la loi. La collaboration des fournisseurs d'accès avec l'HADOPI devait être encadrée soit par une convention, soit par un arrêté et, à ce jour, ni l'un ni l'autre n'existent. L'indignation qui, des ayants-droits à l'HADOPI en passant par le ministre de la Culture, saisit le pouvoir et ses obligés est bien trop virulente pour être honnête : ils savent bien, eux, que Free n'aurait pas pris une telle position s'il n'avait été sûr de son fait. Et une seule hypothèse raisonnable permet d'expliquer pourquoi une mesure aussi simple que la publication d'un arrêté n'a pas été prise à temps. L’État, au même titre que cet opérateur historique dont il possède toujours un gros bout, a bien du mal à se faire à la fin du monopole. Les particularités des activités de télécommunication, exercées par un tout petit nombre de grosses entreprises qui n'ont rien à lui refuser, ne lui facilitent pas la tâche. Même si l'ARCEP et Bruxelles veillent, les vieilles amitiés, et les bonnes habitudes, garantissaient une fidélité qui rendait superflu le respect des contraintes légales : de la part des Bouygues, ou même des Vivendi, aucune surprise n'était à craindre. Tout le monde avait donc oublié que, dans le marigot de ces entreprises mondialisées, nage encore un vilain petit canard. Dès lors, il ne restait plus qu'a réparer, en vitesse, l'erreur.
Cette histoire propose ainsi une triste morale, puisqu'elle permet de conclure qu'il n'existe plus aujourd'hui de meilleur moyen de protéger le citoyen contre l'arbitraire du pouvoir que de confier son sort aux bons soins d'une entreprise dont le hasard a voulu qu'elle n'entretienne aucun lien avec le pouvoir en question, et qui dispose des moyens financiers de son indépendance ; elle rappelle en tout cas, à ceux qui l'ignoraient, que, avec les 2 750 millions d'euros auxquels on peut, à ce jour, valoriser sa participation dans Iliad, Xavier Niel dispose de tous les moyens de toutes ses ambitions et, à ceux qui en auraient douté, qu'il n'a pas la mémoire courte.