Assez loin de son idée de départ, Jean-No le technophile s'inquiétait dans un billet récent des bien maigres bénéfices que la collectivité pouvait recevoir en échange du développement continu d'un processus d'automatisation qui voit un certain type de tâches, celles qui mettent en relation un individu et une institution à travers une transaction simple, uniforme et routinière, l'accès aux transports en commun hier, la remise d'un chèque dans une agence bancaire aujourd'hui, de moins en moins souvent effectuées par des employés, et de plus en plus par des machines. Reportant, au prétexte de lui faciliter l'existence et de limiter son attente, sur le client le travail autrefois confié à un salarié, ce processus permet à la fois de diminuer les effectifs et, écrit-il, de rendre, faute de posséder une qualification précise, les employés interchangeables, donc soumis à la concurrence des machines. Il se trouve que, loin des yeux du grand public, connu donc des seuls intéressés et de ceux qui étudient la question, se déroule depuis quelques années un tel processus de remplacement de travailleurs qualifiés par des automates, dans un domaine où l'on ne l'attendait pas, celui de la sécurité routière.

Précédé d'innovations législatives qui conditionneront son effectivité, inauguré voilà juste sept ans, le déploiement de la chaîne logistique du contrôle-sanction automatisé qui, de la constatation de l'infraction effectuée par une machine en bord de route à l'envoi de la contravention, se dispense presque totalement du recours à l'intervention humaine, constitue un motif de fierté tant pour le pouvoir que pour certains politistes. Depuis l'inauguration du premier dispositif en octobre 2003, le pouvoir a décliné le concept à l'envie, inventant par exemple les radars dits de tronçon, tout en multipliant les automates au rythme de 500 installations annuelles. Mais, contrairement à ses affirmations, lui qui avait déclaré que les effectifs de police engagés dans le contrôle de la vitesse et désormais concurrencés par les radars seraient "redéployés vers des tâches qui, elles, ne sont pas automatisables", les perdants du processus ne se mesurent pas seulement avec des points en moins.
Dans un rapport dont on a déjà parlé, la Cour des comptes relevait ainsi la baisse considérable affectant les effectifs du parc motocycliste de la Police Nationale lesquels, entre 2002 et 2008, ont diminué de 42 %. Intégrés aux CRS, implantés sur le territoire dans le cadre des unités motocyclistes zonales, ces professionnels représentent ce qui, en France, se rapproche le plus d'une police de la route conforme à l'archétype de la California Highway Patrol, et dont l'éventuelle création demeure un des plus vieux serpents de mer de la sécurité routière. Or, depuis quelques années, baisses d'effectifs et suppressions d'unités se succèdent, et se traduisent par un conflit social discret mais persistant, dont des observateurs attentifs rendent compte, régulièrement, et encore tout récemment.

On a pourtant beaucoup de mal à imaginer en quoi l'implantation de dispositifs automatisés, absolument fixes, mesurant un paramètre unique en fonction de règles rigides peut, sans même parler de remplacement, concurrencer le travail effectué par des individus, professionnels qualifiés et éminemment mobiles, aptes à l'observation et au discernement, et compétents dans le traitement d'une gamme d'infractions bien plus vastes, et souvent bien plus graves, que le seul excès de vitesse. En général, dans le monde réel, les avertisseurs d'incendie, et les systèmes d'extinction automatique, ne suffisent pas à remplacer les pompiers. C'est pourquoi la justification du processus ne saurait se contenter d'une simple explication économique, même si le contrôle sanction automatisé représente une opération qui a l'avantage de permettre une évaluation bien plus simple, directe, et univoque, de sa rentabilité qu'une unité de CRS motocyclistes, dont l'efficacité se constate dans bien d'autres domaines que la seule distribution de contraventions, domaines qui, malheureusement, ne se mesurent pas. Pour justifier cette automatisation d'une sanction pénale, événement par définition individualisable à l'infini, il faut construire tout un appareillage de discours, élaborer, en fait, une doctrine de l'accident et de ses causes, qui fasse du radar la parfaite et inévitable solution au problème. Il faut, mois après mois, diffuser ces communiqués qui répéteront que la vitesse est principale cause d'accident, compter sur l'hétéronomie des comptes-rendus de presse et l'activisme de certaines associations pour naturaliser cette cause, et éviter que l'on en évoque d'autres.
Dans ce domaine proactif de la sécurité routière où, à l'exception de la seule et rare situation de l'accident, une infraction doit être constatée pour pouvoir exister, la politique mise en œuvre, les instructions données aux force de l'ordre, l'intensité de leur présence sur le terrain contribuent directement à la construction d'une réalité qui devient, en fait, ce que le pouvoir a choisi qu'elle soit. Multiplier les contrôles automatiques de vitesse, supprimer à l'inverse les unités aptes à constater autre chose participe au renforcement cumulatif de ce discours qui fait de la vitesse la clé de l'accident. D'une certaine façon, cette caractéristique de la vitesse d'être, au milieu de cette masse de paramètres en cause dans n'importe quel accident, une des rares grandeurs physiques mesurables, et mesurable de manière fiable par des outils automatiques, suffisait, sans même tenir compte de toutes les représentations qu'elle véhicule, pour en faire un coupable d'autant plus idéal qu'il est facile à contrôler. Ce qu'il a fallu modifier, pour que cette explication triviale, puisque, après tout, on a bien du mal à imaginer des accidents impliquant deux véhicules à l'arrêt, s'impose comme essentielle, et pour que les radars remplacent les motards, c'est le réel lui-même, et la façon dont il est perçu. Et finalement, ça n'est pas une tâche si compliquée.