Bertrand le bâtisseur aura donc tenu bon. Dès 2017, le flanc sud de Paris s'enorgueillira d'une fierté de maçon : Triangle, la tour conçue par les suisses Jacques Herzog et Pierre de Meuron, spécialistes mondialement renommés de l'improbable, viendra se nicher sur un terrain impossible, avenue Ernest Renan, coincée entre les hangars 1 et 2 d'un Parc des expositions qu'elle dominera sans partage du haut de ses 180 mètres. Pour en arriver là, la pente aura été raide. Il aura fallu abandonner certaines des ambitions d'origine, se contenter d'un immeuble exclusivement peuplé de bureaux, et procéder à une modification sur mesure du Plan d'urbanisme ; les services de la ville auront également montré l'étendue de leurs talents, proposant au promoteur un terrain certes fort contraignant mais appartenant à la Mairie, lui accordant un bail de 80 ans au lieu de vendre une parcelle dont la surface, représentant un douzième des planchers construits, aurait ainsi été bien mal rentabilisée, trouvant enfin, en rognant un bout du hangar 1, en privant le Parc des expositions d'un parking, le moyen de créer malgré tout ce jardin public sans lequel un projet d'une telle ampleur ne saurait voir le jour. Guère à la hauteur du tabou ainsi pulvérisé, la réaction de l'opposition paraît étonnement molle : jamais à l'heure, les Verts locaux comme toujours en pleine querelle d'appareil semblent pour l'instant bien silencieux face à l'affront, laissant au râleur de service, Yves Contassot, le soin de poursuivre sa croisade en solitaire. Mais peut-être le véritable front se trouve-t-il ailleurs.

Car, en parallèle, les ZAPA font du bruit. Le dispositif français inspiré des zones de faibles émissions de particules fines que l'on connaît déjà dans d'autres villes d'Europe possédait deux propriétés locales, puisqu'il s'attaque aussi aux oxydes d'azote et concerne donc tous les véhicules à moteur thermique, y compris ceux qui ignorent tout des diesel et de leurs particules, les motocyclettes quatre temps. Or ce dispositif se déploie dans deux espaces distincts, puisqu'il comprend d'une part un projet ministériel de règlementation par voie d'arrêté, et d'autre part des villes et communautés urbaines qui ont proposé leur territoire comme candidat à expérimentation avant même de savoir exactement à quoi elles s'engageaient. Or le projet d'arrêté qui commencera à bannir les véhicules des centres villes dès que leur âge dépassera cinq ans produira inévitablement une discrimination sociale d'autant plus vive qu'il voit le jour après la fin de la prime à la casse, et pénalisera donc ceux qui, ne disposant même pas des ressources nécessaires pour profiter de l'aubaine qui leur a été offerte en temps de crise, auront conservé leur vieille bagnole. En première analyse, on peut attendre des agglomérations candidates que leur réaction face à cette pénalisation des plus vulnérables s'accorde à leur ligne politique : déjà, la municipalité socialiste de Clermont-Ferrand a refusé de participer au dispositif dans son état actuel. On peut attendre de Plaine Commune qu'elle adopte une position similaire. Mais, à l'inverse, la réaction parisienne porte la signature d'un adjoint Vert qui semble ne jamais avoir compris qu'il n'était plus en charge des transports : pour lui, ZAPA, c'est pas assez. Aux oxydes d'azotes et aux particules, et après quelques larmes versées sur le sort des catégories sociales vulnérables mais vites essuyées, Denis Baupin propose d'ajouter du CO2, pour que ces riches seuls au volant de leurs grosses cylindrées Euro 5 cessent enfin de venir personnellement le narguer sous ses fenêtres de l'Hôtel de Ville.

Avec la réélection de Bertrand Delanoë en 2008, les Verts ont perdu la moitié de leurs électeurs, et, donc, leurs places au Conseil de Paris, ainsi que leur capacité d'influer sur la politique urbaine. Très rapidement, ce deuxième mandat s'est accompagné d'une telle intensification des projets immobiliers qu'ont peut croire que l'objectif principal de Bertrand Delanoë consiste à quitter ses fonctions sans plus laisser à son successeur le moindre espace constructible. Paris Rive Gauche fait ainsi figure de prototype puisque, nous dit-on, 10 % de la surface de la capitale se trouve aujourd'hui en chantier  : ainsi, on intègre les emprises de la SNCF, rive gauche jusqu'à créer des pièces d'eau sur les voies ferrées, rive droite avec Clichy-Batignolles et le nouveau palais de justice, la tête dans les hauteurs et les pieds dans la zone. On investit les hôpitaux désaffectés, Hérold, Boucicaut, Laënnec, Broussais. On construit sur le périphérique, à la porte des Lilas. Et sur le flanc nord, entre les faisceaux de voies ferrées qui partent de la gare du Nord, et celles de la gare de l'Est, on entre dans la démesure : reconversion de l'ancien entrepôt du boulevard Macdonald, ZAC Claude Bernard, Chapelle, Évangile : la foi du bâtisseur le conduit toujours plus loin, jusqu'à pénétrer pour la première fois ces contrées inconnues où vivent des banlieusards, que les étudiants de l'EHESS auront mission d'apprivoiser. Seuls résistent avec opiniâtreté ces indigènes de la porte d'Auteuil, dont le parler si délicat, le phrasé si ésotérique démontrent combien il serait dommageable pour la collectivité de condamner une réserve monoculturelle aussi unique. Installés sur un malheureux hectare et demi, leur survie paraît hélas bien compromise.
Et pourtant, la surface à elle seule ne saurait satisfaire le bâtisseur ; alors que le nouveau Macdonald se contentera des 37 mètres règlementaires, il lui faut, en plus, çà et là, quelques totems qui perceront les cieux, et dont la tour Triangle constituera une première incarnation. Pour passer outre l'opposition des Verts, il fallait d'abord ne plus dépendre de leur voix pour l'adoption du projet. Cette indispensable condition une fois remplie, la négociation pouvait déboucher sur un partage territorial : le Maire construisait sa ville, et solidifiait son électorat à grands coups de logements sociaux, les Verts y organisaient la circulation, consacrant les rues aux vélos et aux piétons, prohibant voitures et deux-roues motorisés. Le deal, en fait, s'exprime de façon élémentaire : les hauteurs contre les moteurs. Ainsi s'échafaude le Paris du XXIème siècle, avec la gentrification de l'enceinte des fermiers généraux, et le logement social aux abords des fortifs, des quartiers distincts et autonomes, suffisamment vastes pour offrir de tout, suffisamment petits pour être parcourus à vélo : chacun chez soi, dans son petit coin, et la ville sera bien rangée.