Claude Guéant est un incompris. En mai dernier, une réunion consacrée à une question qui relève désormais de son seul ministère a décidé d'une série de mesures coercitives. Trois d'entre elles s'adressent exclusivement aux conducteurs de deux-roues motorisés voire, de façon explicite, aux seuls motards, et à leurs compagnons d'infortune, les resquilleurs au guidon de ces tricycles de forte cylindrée. Et on n'a pas besoin de faire preuve d'une imagination débordante pour comprendre que la démarche qui leur impose des plaques d'immatriculation plus larges de dix centimètres et le port d'un équipement haute visibilité ne révèle qu'une intention, celle de les stigmatiser de la façon la plus évidente possible. Visant une population spécifique, revendicative, organisée, une telle décision ne pouvait que faire le bonheur du militant, et déclencher une réaction dont la vigueur et l'ampleur, l'une comme l'autre pourtant parfaitement prévisibles pour le connaisseur du milieu, semblent avoir surpris les autorités. Au-delà du strict cas d'espèce, une telle séquence fournit l'occasion d'une spéculation intéressante, qui portera sur la manière dont le pouvoir actuel sélectionne, annonce, justifie et, éventuellement, abandonne des décisions dont il prétend qu'elles relèvent d'un domaine purement technique, donc rationnel et objectivable.

Imaginons la manière dont ceci se serait passé dans l'ancien temps. Quelque chose, une propriété, une pratique, pose, publiquement, problème : le fort développement de l'usage des deux-roues motorisés, quand bien même il aurait pris naissance voilà quarante ans, peut se concevoir ainsi. Avec deux roues, on dispose d'un véhicule étroit et, accessoirement, assez souvent, rapide : la présence visuelle relativement faible de l'engin, sa maniabilité, son positionnement particulier sur la chaussée peuvent indiscutablement déconcerter les autres usagers, et d'autant plus que, le plus souvent, ils ne disposent à son sujet ni d'expérience, ni de formation. Ce problème, au demeurant, a depuis longtemps été pris en compte par les pouvoirs publics, puisqu'ils imposèrent en 1975 aux motocyclistes l'obligation d'allumer à toute heure leur feu de croisement. Et aujourd'hui, ils envisagent de faire plus ; dans le mode de pensée traditionnel du technocrate, proposer une nouvelle mesure implique une étude préalable. Prévoyant, l'État dispose à cette fin d'un institut de recherches spécialisé, l'INRETS, lequel comprend des spécialistes avertis qui ont l'habitude des protocoles circonstanciés et des études lourdes, comme celles qu'ils mènent actuellement sur une autre question qui fâche, la circulation entre les files de voitures sur le périphérique et les voies rapides.
Admettons donc que, ne se satisfaisant pas de la tautologie selon laquelle, avec un gilet aux couleurs éclatantes, on vous voit mieux, l’État s'intéresse de façon pragmatique au problème. D'autres ont déjà tenté d'y répondre. Mais les preuves photographiques avancées, des motards vus de dos et de loin, des piétons sur un parking, cachés au milieu des voitures et cadrés depuis un toit, démontrent exactement le contraire de la thèse qu'elles prétendent soutenir. Car les accidents de moto qui se produisent à deux cent mètres de distance et avec un hélicoptère restent malgré tout très rares. À hauteur d'automobiliste, à cent mètre d'écart, ce qu'on voit de la moto qui arrive, c'est un phare allumé et, éventuellement, ce qui dépasse de la bulle et du carénage, une tête et des bras. S'il y a quelque chose à imposer aux motocyclistes en matière de visibilité, c'est donc le casque rouge vif de la police belge : là, les fans risquent de ne pas apprécier.

Bien sûr, des études contrariantes, comme lorsque Rune Elvik démontre l'inutilité du contrôle technique des véhicules, n'ont jamais empêché le pouvoir d'agir. Mais il aurait, au moins, pu s'intéresser à un second facteur, devenu un passage obligé, et un poncif, des politiques publiques en cours d'élaboration, l'acceptabilité sociale des mesures envisagées : là, en principe, il aurait du s'apercevoir de quelque chose. Il vise, au fond, à décider du costume que devra obligatoirement porter une catégorie de citoyens. Trente ans d'activisme ne lui ont toujours pas appris que les citoyens en question étaient plutôt du genre susceptible, prompts à s'agiter, et qu'ils possédaient une conception idiosyncrasique de l'élégance vestimentaire, conception à laquelle ils ne sont pas près de renoncer. Trompé sans doute par le précédent des automobilistes qui ne se séparent plus d'un gilet jaune qu'ils ne portent jamais, il a cru qu'agiter le fanion de la sécurité suffirait à étendre, en tous temps et lieux, la même mesure aux motards. Ceux-ci, pourtant, savent très bien d'où elle tire son origine.
Car cette obligation possède une généalogie en tout point différente du chemin rationnel qu'analyse le politiste. Le port obligatoire d'un gilet haute visibilité agrémenté au dos du numéro d'immatriculation, avec comme objectif de mieux contrôler et réprimer ces méchants motards, avait été proposé en 2007 par la plus médiatique des associations de victimes, toutes catégories confondues, un temps envisagé par la déléguée à la sécurité routière d'alors, et justifié par le précédent, et l'exemple, d'un pays sans doute unique où une telle mesure est en vigueur : la Colombie. Inutile de chercher l'inspiration plus loin, impossible de ne pas voir que, scindée en deux, avec d'un côté de grandes plaques d'immatriculation, et de l'autre un vêtement fluorescent, cette idée a porté ses fruits. Mais comment diable le pouvoir s'y est-il pris pour croire qu'il pourrait sans difficulté imposer ces mesures ? Car avec cette contrainte dont il est impossible de ne pas voir que, désignant à la vue de tous le déviant en l'affublant d'oripeaux spécifiques, elle possède, consciemment ou non, un caractère indubitablement infamant, et rejoint une très longue et très ancienne pratique de marquage des populations stigmatisées, on fournissait aux motards, qui n'attendaient que ça, un motif d'action idéal, et une occasion comme on n'en avait pas connue depuis trente ans d'unifier ce monde fortement segmenté autour d'une revendication commune. Les manifestations du 18 juin sont ainsi intéressantes non seulement par leur ampleur, mais aussi par la façon dont s'y exprime le rejet de ces deux obligations. Le pouvoir, qui n'écoute même plus ses policiers pourtant très bien renseignés, et honorablement connus des protestataires, semble avoir été totalement pris au dépourvu, joue depuis lors les incompris, et s'essaye à l'art subtil de la dénégation. Le dernier acte de Michèle Merli à la tête de la sécurité routière restera sans doute cette pitoyable reculade, qui la voit essayer de sauver les meubles à minima, puisqu'elle se satisferait d'un minuscule acte d'allégeance, porter un simple brassard de couleur vive.

On le voit, la confusion règne. Le temps, celui qu'il aurait fallu prendre pour une étude sérieuse de la question, à moins d'un an de la grande élection, à l'évidence, manque. Le pouvoir fait preuve des propriétés qu'on lui connaissait, l'improvisation, l'ignorance, la superficialité. Mais il montre, plus profondément, son caractère viscéralement autoritaire, sa volonté d'ignorer tous ceux qu'ils ne perçoit pas comme menaçants, et un mépris social qui s'étend jusqu'à ses propres rangs. N'écoutant plus que les gens de son clan, lesquels ne lui apprendront que ce qu'il croit déjà savoir, il paraît bizarrement désarmé face à des réactions pourtant parfaitement prévisibles, pour peu que l'on prenne la peine de s'intéresser aux acteurs en cause, le mouvement motard en l'occurrence. Peut-être, après avoir négligé tant d'avertissements venus de tous les côtés, prend-il subitement conscience que son choix d'instrumentaliser la sécurité routière, et de s'en servir pour satisfaire une clientèle précise, et sans doute minoritaire, risque finalement de se payer dans les urnes. Aussi cherche-t-il, au tout dernier moment, à attraper une branche salvatrice. Inutile de dire que le temps se prête moins que jamais au compromis : ces gilets, au soir de la défaite de Nicolas Sarkozy, il faudra, tous ensemble, aller les jeter par dessus les grilles de l'UMP.