Il faut parfois faire aveuglément confiance à un simple titre. Hellfest, le métal expliqué à ma mère, documentaire de François Goetghebeur, adhère ainsi totalement à son projet, et remplit idéalement son contrat : profiter d'un encore jeune festival pour à la fois, en musicologue, fournir une rapide introduction à un genre à l'intérieur duquel les experts réussissent à cataloguer une quantité inégalée de chapelles et, en ethnologue, montrer les participants, spectateurs et musiciens, tels qu'ils sont, c'est à dire, pour l'essentiel, des actifs plutôt jeunes, mais pas seulement, plutôt socialement intégrés, et parfaitement à même de prendre pour ce qu'ils sont les codes d'un spectacle macabre qui existe en tant que tel au moins depuis Alice Cooper, ce qui ne rajeunit personne, et qui offre un moyen idéal de faire peur à ses parents tout en ridiculisant les bien-pensants. Mené par un agité très au fait de son sujet, et, pour tout dire, excellent dans son rôle, le reportage n'élude pas les réalités gênantes, comme dans cette séquence au cours de laquelle, à son corps défendant et après bien des difficultés, le journaliste réussit à arracher quelques mots à l'un des membres des Scorpions alors que, leur prestation sitôt terminée, les routiers germaniques quittent rapidement les lieux dans l'un de ces impressionnants convois de Mercedes noires que, en ce temps si durs pour bien des dictateurs, l'on ne croise aujourd'hui plus guère que chez les nouveaux riches de la Russie poutinienne.
Cueilli au cœur de son terrain, le sociologue ne peut que jouer sa partition habituelle, celle du désenchantement : les spectateurs qui l'entourent, d'après lui, sont plutôt plus éduqués, et plus intégrés, que la moyenne, et les adolescents suicidaires brillent par leur absence. Les quelques entretiens et les nombreux plans qui leurs sont consacrés, et qui montrent la diversité des âges, et le soin apporté aux costumes, ne peuvent que confirmer ces propos : à l'opposé de ces sempiternelles vidéos de concerts dans lesquelles on ne perçoit du public qu'une anonyme masse hurlante et trépidante, Hellfest, le métal expliqué à ma mère, montre des individus, adultes ordinaires s'accordant un petit moment de détente. Dans son traitement autant que par son sujet, il rappelle l'excellent Heavy metal auf dem Lande, autrefois diffusé sur ARTE et qui racontait les aventures agricoles de Nuklear Blast ; le reportage, de plus, peut se prévaloir de l'imprimatur accordé par les spécialistes du domaine.

Pourtant, il n'a été diffusé qu'au mois d'août, en troisième partie de soirée, sur la plus confidentielle des chaînes du groupe France Télévisions, laquelle ne semble pas prévoir de rediffusions. Et d'après ce que disent ses auteurs, cette production doit tout à la personnalité, et au récent décès, de Patrick Roy, l'ange tutélaire du festival, et doit donc être prise comme un remords qui, comme toujours, arrive trop tard. L'événement, pourtant, attirant 80 000 spectateurs venus de toute l'Europe, n'a rien de mineur, et permet de mettre en lumière un réseau auquel participent des centaines de milliers de citoyens européens : comment se fait-il qu'il ne figure pas, comme tant d'autres rencontres de moindre importance, à l'agenda culturel de l'été ? Comment se fait-il que l'on ne l'évoque guère auprès du grand public que pour rapporter le point de vue d'une mesquinerie abyssale et d'un nombrilisme exacerbé du catholique outragé ? A quel degré de bêtise faut-il être parvenu pour ressortir à son propos ce spectre grimaçant du satanisme qui ne fait même plus rire les sociologues ?

Le pire, au fond, est que l'on ne se pose guère ces questions. Le festival de métal, les rassemblements de motards, avec leur participants aussi nombreux que bien visibles, ne représentent qu'un segment particulier dans l'immense diversité de ces pratiques individuelles ou collectives à propos desquelles Christian Bromberger a rassemblé quelques études. Mais le rock, la moto, ou les jeux vidéos possèdent aussi, en corrupteurs de la jeunesse, une dimension déviante, et recèlent un potentiel substantiel de provocation. Dès lors, deux attitudes sont possibles. On peut, dans un ordre d'idées libéral, respecter les choix faits par des adultes, s'assurer qu'ils n'enfreignent pas la loi et prendre les mesures appropriées en cas de besoin : c'est, sur le terrain, assez souvent ainsi que les forces de l'ordre procèdent. Emprunter le chemin contraire entraîne toute une série de conséquences dont la moindre n'est pas ce sommet de ridicule atteint lorsqu'une vertueuse coopérative de magasins décide de retirer de ses rayons les exemplaires d'un jeu vidéo qui se pratique en ligne, et s'achète donc tout aussi bien de la même manière, indiquant ainsi aux amateurs la voie à suivre.
Car on sort alors du domaine du droit, et de son respect, pour entrer dans celui de la morale, et des prohibitions que l'on se permet en son nom. On abandonne les affaires publiques pour se mêler de la vie privée. N'aimant rien tant que de jouer les directeurs de conscience, les militants de l'ordre moral n'éprouvent aucun scrupule à franchir ce pas, ne concevant même pas que l'on puisse leur en tenir grief puisqu'il sont, eux, persuadés à la fois d'être du côté du bien, d'agir dans leur bon droit, et de répliquer à une agression qui les touche dans ce qui les justifie, leur foi. Les tribunaux, bien sûr, sont là pour mettre un terme aux atteintes les plus visibles. Mais la loi ne contraint pas les choix de quantités d'acteurs qui ont intérêt à obéir à certains impératifs, acteurs dont les décisions se voient en particulier sur ces canaux de télévision dont la diversité de la programmation évolue en fonction inverse de leur nombre. Cette censure de tout ce qui ne pourrait pas passer sur TF1 à 20h30 oblige ceux qui en subissent les conséquences à s'organiser autrement ; comme leurs passions ordinaires rassemblent suffisamment d'amateurs pour assurer leur pérennité, ils s'organisent à l'écart des canaux institutionnels, et prospèrent dans leur coin, avec leur presse, leurs rendez-vous réguliers, et Internet pour relier tout ça. On tourne, mais en rond : et puisque la passion trouve moyen de s'exprimer, réclamer plus, réclamer donc un traitement équitable et un respect de ses droits et de ses libertés, se paye d'un effort coûteux dont le succès semble aléatoire. Aussi, on reste dans son monde, entre soi, perdant ainsi toute chance de jamais en sortir.