Quand, habitués à tirer profit des miettes abandonnées par l'empire, les flibustiers voient leurs richesses s'amenuiser au point de ne même plus suffire à assurer leur survie, c'est que la situation est désespérée. Et le plus intéressant, dans la crise que connaît Petroplus, est de voir combien l'enchaînement infernal qui conduit le raffineur suisse à sa position actuelle semble accepté par tous, au point que même les réactions des salariés directement menacés ne paraissent pas dépasser, pour l'heure, le stade d'un combat de pure forme, mis en scène sans conviction dans l'attente de la fermeture définitive et des négociations qui l'accompagneront. C'est que le drame du raffinage, dont les causes se trouvent fort bien exposées dans une publication de Technip, se répète sur les scènes européennes de manière similaire et depuis de longues années, au point que le dénouement en soit, d'avance, connu de tous.

Car cette industrie du genre le plus lourd essaye péniblement de surnager dans un marécage de contraintes qui l'étouffent de plus en plus. Elle dépend d'abord d'une matière première, le pétrole brut, presque totalement importée et facile à transporter, et à stocker ; et sa transformation en un certain nombre de produits finis génère d'une part des résidus dont on ne sait vraiment que faire, le souffre par exemple, et se fait d'autre part selon une répartition fixe, puisque, suivant la manière dont l'installation est conçue, on obtiendra du gazole, du carburant pour l'aviation et de l'essence en proportions constantes, proportions que seuls des investissements significatifs permettront de modifier. Or, depuis des décennies, en Europe, on n'investit plus, et Technip, cartographiant les douze dernières raffineries qu'il a conçues, ne montre qu'une seule installation européenne, la plus ancienne, à Leuna, en 1997. Propriétaires de la ressource, les compagnies pétrolières des pays producteurs cherchent à capter plus de valeur ajoutée, et à exporter, vers des clients de plus en plus riches et de moins en moins européens, des produits raffinés, et plus seulement du brut. Les raffineries européennes, de plus, souffrent d'un mal endémique, et connu : elles produisent trop d'essence dont, l'appétit du client habituel, les États-Unis, s'étant tari, elle éprouvent depuis quelque temps le plus grand mal à se débarrasser.
Ainsi vont les choses, dans ce secteur si difficile : aussi, lorsque, la puissance publique met en place des mesures fiscales incitant vigoureusement à consommer moins, et à acheter des voitures économes en carburant, les pétroliers renoncent, et, entre fermetures et reventes à des tiers, le paysage change radicalement en quelques années. Alors apparaissent les flibustiers qui, se croyant plus habiles à la manœuvre que les vieux capitaines des gros pétroliers, espèrent ressusciter les marges disparues. Petroplus, fondée en 1993 et qui achètera sa première raffinerie en 2000, société installée, aux côtés des Transocean et autre Glencore à Zug, paradis fiscal au cœur du paradis fiscal, est du nombre. Mais le 27 décembre, la société annonce le gel par ses banquiers de la ligne de crédit qui finance sa trésorerie, pour un montant de l'ordre d'un milliard de dollars. Du jour au lendemain, elle se trouve donc, en d'autres termes, incapable de payer ses fournisseurs, et hors d'état de faire tourner les cinq raffineries qu'elle possède à travers l'Europe, dont celle de Petit Couronne, près de Rouen.

On imagine que ce genre de chose n'arrive pas par hasard ; et on a un peu de mal à partager la surprise de Petroplus, découvrant du jour au lendemain que ses banques le lâchent. Les négociations qui continuent, la mise à l'arrêt de trois raffineries, en France, Suisse et Belgique, dont le redémarrage dépendra "des conditions économiques et de la disponibilité des financements", tiennent de la réduction, brutale et sauvage, de capacités excédentaires. Et sans doute les banquiers ont-ils décidé, à la place de la direction, des mesures à prendre, mesures dont on imagine, au vu du parcours de Petroplus et de ses années de pertes, qu'elles étaient pendantes. Aussi l'intérêt se situe-t-il largement ailleurs, dans le jeu des banques, et des politiques.
Ceux-ci, en France, pour contrer les effets du credit crunch appliqué aux multinationales, et à très grande échelle, ont sorti leur arme secrète : le médiateur du crédit, l'homme chargé de tordre les bras des banquiers armé de sa seule autorité morale. Plutôt habituées aux doléances des commerçants, artisans et petits entrepreneurs, on imagine que ses équipes apprécieront le changement d'échelle. On commence aussi à comprendre de quelle manière jouent les banques, lorsqu'elles se comportent en petites filles sages et se soumettent aux exigences de leurs autorités de tutelle ; et on ne va sans doute pas les aimer plus. La Tribune le notait encore récemment, l'année 2011 aura connu, au niveau mondial, 220 000 suppressions de postes dans l'activité bancaire, soit bien plus que les 174 000 emplois perdus en 2009, l'année d'après la mort de Lehman Brothers. Soumises à une réglementation qui leur impose de renforcer leurs fonds propres dans un délai de six mois et qui entre en vigueur au plus mauvais moment, dans un marché extrêmement déprimé, les banques réduisent, toutes ensemble, leur taille, cherchant donc pour leurs actifs, leurs activités de marché en particulier, des acheteurs qui n'ont ainsi que l'embarras du choix,et le pouvoir de fixer les prix. Aussi, on attend avec impatience le moment, qui viendra forcément, où ceux-là mêmes qui les ont mises dans cette situation leur reprocheront de mettre en danger l'activité économique en refusant de prendre ces risques qu'ils leur ont interdit de prendre ; mais comme toujours il se peut bien que leur réaction, inaltérablement diplomatique, déçoive.
Enfin, l'affaire Petroplus permet de voir à l’œuvre les effets de cette dissociation sociale qui sépare aujourd'hui les perdants - les salariés peu qualifiés et spécialistes d'une branche qui, comme bien d'autres avant elle, ne peut qu'être condamnée à un lent et long déclin - des gagnants - ces ingénieurs qui, accumulant savoir et expérience au lendemain de la Seconde guerre mondiale à domicile comme dans les colonies, sont aujourd'hui, sans craindre d'autre concurrence que celle de leurs semblables, à l'abri donc de la compétition sur les prix, à même de profiter au mieux de l'ouverture du monde. Tous, pourtant, naguère, et parfois pour un même employeur, travaillaient côte à côte.