La fin du monde vient donc d'avoir lieu, et, l'œil collé à l'écran, chacun pouvait la suivre en direct sur Boursorama. Mais le calme étrange qui suit ces lendemains de cataclysme conduit à s'interroger sur l'ampleur de la catastrophe. Il se pourrait que, en l'espèce, le rôle des agences de notation financière ait été grandement surestimé, et que l'on ait assisté, en réalité, à la mise en scène d'une fiction intéressée, dont le sens dépend de la position politique que l'on adopte. Cette dégradation, pour le monde de la finance, produit sans doute d'autant moins d'effets qu'elle avait depuis longtemps été prise en compte. Et peut-être même que, en fait, la note de la dette souveraine française n'a pas vraiment été abaissée.

Car un seul membre du triumvirat de la notation, Standard & Poors, a franchi le Rubicon en attaquant les intérêts vitaux de la République. Prudemment resté sur la rive, Moody's se contente de maintenir sa surveillance. Encore plus en retrait, Fitch Ratings, filiale de Fimalac, a fait part de son intention de rester l'arme au pied pour le reste de l'année ; mais Marc Ladreit de Lacharrière éprouve sans doute quelque appréhension à imaginer sa tête d'aristocrate promenée au bout d'une pique. Les justifications de Standard & Poors, qui grâce à son coup d'éclat connaissent une audience qui s'étend un peu au delà de son public habituel, méritent par ailleurs que l'on s'y arrête. On découvre, d'abord, l'agence adepte du traitement par lots : tous les pays de la zone euro ont vu l'état de leurs finances inspecté, et certains, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, ont été bien plus mal traités. Chez Standards & Poors, par ailleurs, le triple A devient une denrée rare, à la distribution confidentielle : Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse, pays scandinaves constituent le dernier carré des résistants à la dégradation, et sans doute plus pour très longtemps puisque, dans la zone euro, Allemagne et Luxembourg sont seuls à échapper à l'humiliante sanction de la surveillance négative. Après l'Europe et les États-Unis, en somme, le AAA a presque disparu, et, donc, son utilité aussi. Car il n'est pas besoin de lire des journaux gratuits pour savoir que, appliquées aux grandes puissances, ces notes ne renseignent personne.
Les grands, d'ailleurs, font tout ce qu'ils peuvent pour y échapper : le commentaire de Standard & Poors rappelle ainsi que les notes de l'Allemagne, des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la France sont "unsolicited", ce qui mérite quelques explications. On l'ignore généralement, mais les agences interviennent en principe à la demande d'une entité, entreprise, institution publique, État, qui désire faire évaluer sa solvabilité avant de faire appel au marché : faute de note, celui-ci risque en effet de montrer peu d'empressement à souscrire à des obligations dont il ne peut évaluer le risque. Le fait que, en Europe, les petits pays, mais aussi l'Espagne, sollicitent ce jugement que les grandes puissances récusent montre la haute opinion que celles-ci ont d'elles-mêmes. Et en les notant d'autorité, comme les autres pays de l'Union, les agences rétablissent une égalité que les puissants refusent. De plus, le vrai étalon, la capacité d'emprunt, en volume comme en matière de taux, s'établit et se modifie à chaque fois que France Trésor procède à une adjudication, et il informe de manière autrement plus fine et plus pertinente que la notation périodique d'une agence. La note joue, en fait, un rôle institutionnel, garantissant la qualité du portefeuille d'investisseurs cherchant à éviter à tout prix le risque : mais si la meilleure note disparaît, il leur faudra bien se contenter du bataillon bien plus fourni des AA+.

Mais la manière dont l'agence explique sa décision surprendra les amateurs d'idées simples, même si la façon dont elle juge, non pas une situation financière, mais bien une politique publique et ses effets supposés confirmera les isolationnistes dans leur conviction qu'elle se mêle, d'autorité, de ce qui ne la regarde pas. Car, tout en rendant hommage à l'action de la BCE, Standard & Poors expose ses craintes, et redoute les conséquences d'une politique avançant sur un seul pied, celui d'une austérité qui s'exprime dans l'accroissement de la pression fiscale, avec comme conséquence récession et diminution de la consommation et, donc, baisse des rentrées fiscales  en question. Ce cercle vicieux de la rigueur a déjà été abondamment dénoncé : mais que le porte-parole des marchés rejoigne le chœur des économistes critiques a de quoi bouleverser son anticapitaliste. Les marchés, en fait, sont rationnels. Rompre avec trente ans de déficit de se fait pas du jour au lendemain, et la vertu austère du nouveau converti leur semble tout autant suspecte que, naguère, la prolixité de celui qui fut jusque-là un débauché. Mais, plus encore, ils redoutent les conséquences de ce qui ressemble à une nouvelle incarnation du même aveuglement, à la fois dans ce qu'elle dénote d'incompréhension fondamentale de leur fonctionnement, et dans son impuissance à apaiser ce léger doute qui subsiste, et selon lequel tout ça, au fond, c'est seulement pour la galerie. Le préteur ne réclame rien d'autre que le respect de son contrat : et, comme toujours, il est disposé à accorder des délais, à condition qu'on le rembourse. Un retour très progressif à l'équilibre budgétaire, un désendettement raisonnable et lent qui pourra s'étaler sur des dizaines d'années lui conviendrait bien mieux, pourvu qu'il n'ait de doute ni sur la route, ni sur la tenue de cap, que ces furieuses promesses d'un retour à l'équilibre en trois ans et en pleine crise, dont il est à craindre qu'elles restent lettre morte.

Enfin, et surtout, cette dégradation produit des effets qui relèvent essentiellement du comique, et qui sont si nombreux qu'on se demande à qui accorder la palme. Au spectacle, mis en scène par on ne sait quel spin doctor, que le pouvoir joue autour de cette note, lui qui transforme ce qui n'est rien de plus qu'un avis parmi tant d'autres en un rempart contre l'adversité, à l'efficacité quasi-magique puisqu'elle ne relève que de la croyance, rappelant ainsi ces habitants qui, face à la montée des eaux, ont recours à n'importe quel matériau, fut-il le plus dérisoire, pour protéger leurs biens de l'inondation ? À la popularisation au travers des media d'une notion qui, et c'est la son principe, résume une longue analyse en une formule courte et tranchante, et fournit donc aux journalistes une matière première qui, par son originalité comme sa concision, répond à leurs exigences tout en leur permettant de se pavaner en jouant les savants ? Ou, plus encore, à ces piliers de bar bons clients des micros-trottoirs, qui débitent un avis définitif sur les conséquences de la dégradation, eux qui glosaient hier sur Fukushima ou Clearstream sans avoir la plus élémentaire notion de radioactivité ni avoir jamais entendu le terme de règlement-livraison ? La pantalonnade du triple A aura au moins eu le mérite de rappeler à quel point, de nos jours, on manque cruellement d'occasions de s'amuser. Attendons-donc sereinement le défaut de la Grèce : là, on va rire.