Les bonnes âmes qui se sont mobilisées pour les petites moscovites ne leur ont pas nécessairement rendu service. Un tel soutien ne pouvait en effet que confirmer les justifications d'un régime dominé par ses vieux réflexes soviétiques, et qui voit palpiter dans toute espèce d'opposition la main de l'étranger. Mais c'est bien là que se trouve l'intérêt de l'affaire ; elle met en œuvre des mécanismes routiniers, sans lien direct les uns avec les autres mais qui, tous ensemble, contribuent à une dramaturgie dans laquelle chacun joue un rôle déjà mille fois tenu, au point que la seule originalité du spectacle du pouvoir vienne d'un verdict qui permet aux vilaines filles d'échapper à la peine maximale. Car ni les entrepreneurs de causes ni les organes de répression ne sont sortis du cadre étroit dans lequel ils évoluent d'habitude.
Les soutiens, attendus, peu nombreux et souvent tardifs, n'ont guère débordé au delà du cercle des protestataires habituels, se sont contentés des ordinaires comptines et ont souvent dû, en France en particulier, faire sans les politiques, le fait que telle ministre se satisfasse d'un tweet pour solde de tout compte montrant à quel point l'intervention officielle était hors de question. Sans doute valait-il mieux, en effet, priver le pouvoir soviétique d'une occasion de dénoncer la pression étrangère sur une justice par définition indépendante et impartiale ; mais l'honnêteté, alors, commandait de rester silencieux.
La répression, quand à elle, se contente de l'exécution mécanique d'une partition datant de l'ancien monde, qui remet en scène ce terme si marqué de hooliganisme, tout droit sorti de l'époque où les républiques populaires réprimaient les débordements de la jeunesse en les transformant en attentats contre le socialisme. Le socialisme a disparu et l'église orthodoxe ne l'a pas remplacé, mais la méthode sert encore, stigmatisant les mauvais sujets qui osent s'en prendre à ce que le bon peuple a de plus précieux, le sacré, le sauveur, qu'il s'agisse de la foi, ou d'un homme fort qui investit énormément dans tout ce qui peut conforter son image virile et sera donc particulièrement peu enclin à supporter d'être ridiculisé par des gamines insolentes.

Ce qui surprend, en fait, et vient bousculer le déroulement des affaires de cet ordre, c'est le courage des inculpées. Les vandales d'occasion filmés par Juris Podnieks agissent sans conscience, et dans l'ignorance des risques ; une fois arrêtés, et dépossédés de leur destin, il ne leur reste qu'à espérer la clémence du juge, donc à faire amende honorable. Pussy Riot, à l'opposé, ce collectif intellectuel descendant de la dissidence de l'ère soviétique, mène ses actions politiques en pleine conscience de leurs conséquences, et, défiant le pouvoir et sa justice, persiste dans l'insoumission.
Tout cela, évidemment, rappelle le formidable Music partisans de Miroslaw Dembinski. Dans la Biélorussie d'Alexandre Loukachenko où, comme durant les années 1960, le rock est forcément et politique et subversif, le documentariste suit le périple chaotique de deux générations de rockers et de la petite bande qui les accompagne. La toute jeune Svieta Songako et son groupe Tarpach en est encore à l'heure de l'indignation, et des défis qui, là aussi, passent par la prison. Plus âgés, Lavon Volski et Pit Paulau, les duettistes de NRM, préfèrent jouer aux vieux sages sentencieux, adoptant la posture sarcastique du cynique. Leur quotidien se déroule sur fond de pressions policières constantes, de concerts annulés, de vagabondages, et de ce jeu perpétuel où la souris doit se montrer bien plus habile que le chat.

Inculpées et condamnées pour avoir dérangé cet ordre moral imposé par une église qui complète idéalement l'autoritarisme poutinien, les filles de Pussy Riot viennent, à leur corps défendant, de trouver leur place dans la longue liste de cette dissidence propre à ce qui fut le bloc de l'Est, où elles se retrouvent en excellente compagnie. Leur action a valeur de test, et montre combien la Russie, la Biélorussie, et tant d'autres anciennes républiques soviétiques, n'ont toujours pas changé d'époque, et subissent un pouvoir acharné à réprimer le moindre débordement. Avec leurs masques de fortune, ces cagoules découpées dans des bas multicolores, elles ont aussi à la fois inventé un objet authentiquement punk, et doté la dissidence d'un symbole autrement plus éclatant que ce pitoyable masque de Guy Fawkes issu d'un imaginaire commercial et qui recouvre le visage de ces anonymes qui se payent de mots sans risquer grand chose. Punk can never die, et la jeunesse rebelle non plus.