Le drame de la dette, au fond, se résume à un problème simple à énoncer, mais difficile à résoudre : où va l'argent ? Car, on le sait, le grand gouffre du Trésor où s'entasse tout ce que l'État peut ramasser fonctionne aussi comme une machine à blanchir, où l'argent, si durement gagné par un ouvrier carreleur, si scandaleusement extorqué par un patron du CAC, perd son identité. Devenu crédit, de fonctionnement ou d'investissement, il sera réparti selon des logiques aussi obscures qu'inébranlables, et sur lesquelles les organismes de contrôle n'ont, en fait, guère d'autre pouvoir que celui d'admonestation, ce qui fait de la Cour des comptes un membre éminent du club de plus en plus fourni de ceux qui s'égosillent en vain dans le désert. Un des effets de composition du récent entretien accordé au Monde par Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, est d'offrir une occasion de comprendre un peu qui vient se servir au pot, et dans quel but.

Car la liste des projets auxquels la ministre a décidé de ne pas donner suite surprend, et à divers titres. D'abord, par sa longueur : Maison de l'histoire de France, musée de la photo à Paris, archives à Arles, nouveau Lascaux, Comédie Française, réserves du Louvre à Cergy, tous les domaines, et bien des territoires, sont couverts, et d'autant plus qu'on sent percer le regret de ne pouvoir arrêter les chantiers déjà lancés, comme celui de la Philharmonie de Paris, établissement au financement entièrement public, partagé entre l'État, la région et la ville de Paris et qui, donc, compte pour la dette à 100 %. C'est que la seconde propriété de ces investissements réside dans leur caractère unanimement superflu. Il y avait donc Lascaux, la grotte des origines, réservée aux seuls chercheurs en raison de sa fragilité. On a donc successivement construit Lascaux 2, reproduction pour le grand public de la partie la plus spectaculaire de celle-ci, puis Lascaux 3, la même chose en plus complet et en version itinérante. En décidant de continuer la série, on fonctionne un peu comme ces films ou ces jeux vidéo à rallonge, exploitant sans cesse et jusqu'à épuisement un même filon. Quel besoin la Comédie Française a-t-elle d'une salle de plus ? Comment ne pas saborder une Maison de l'histoire de France déjà salement plombée par les historiens eux-mêmes ? Comment justifier la greffe sur des locaux hautement techniques et par définition interdits au public qui servent à l'entreposage et à la restauration des œuvres d'ajouts précisément destinés au public en question ?
Le couperet, de plus, tombe bien tard. Car Paris dispose déjà d'une salle de concert consacrée à la musique classique, Pleyel, totalement rénovée pas plus tard qu'en 2006, et qui offre à peine 400 places de moins que le vaisseau compliqué de Jean Nouvel, lequel comble sans doute bien d'autres vanités que celle de son créateur. Directement intéressé à l'affaire, on ne se plaindra pas de l'installation des Archives contemporaines à Pierrefitte laquelle, plus qu'à une nécessité culturelle, répond à un besoin démocratique : mais Fontainebleau reste ouvert, et le site central de la rue des Quatre Fils, avec le très beau bâtiment de Stanislas Fiszer, demeure au patrimoine des Archives qui gèrent donc, désormais, trois implantations distinctes, éloignées parfois de cent kilomètres. Il n'empêche : en se privant de toutes ces belles choses inutiles, on économise, d'après la ministre, un milliard d'euros.

Évidemment, si la culture a un coût, elle ne saurait être traitée comme une marchandise banale. Le fait que les projets arrêtés relèvent presque tous d'un même domaine, celui du patrimoine, du répertoire, d'institutions parfois pluri-centenaires ne doit rien au hasard. On se trouve ici au cœur d'une compétition de prestige, entre régions, entre pays, entre métropoles où il convient de tenir son rang, et où chacun compte sur l'argent public pour financer la danseuse qui satisfera sa vanité et assurera sa réputation. Ici, l'élu remplace le mécène de l'âge classique, l'aristocrate ruiné, en puisant ses fonds à la même source, l'impôt, et en valorisant la même conception patrimoniale d'une culture savante qui lui apporte les mêmes bénéfices symboliques. Bien sûr, les biens de la culture d'État sont propriété publique, et physiquement accessibles à tous : mais les sociologues, et pas seulement les bourdieusiens, démontrent amplement à quel point cet élément reste un détail, et ne perturbe nullement l'ordre social des choses. Aussi la franchise d'Aurélie Filippetti, franchise qu'elle doit sans doute en partie à la modestie des ses origines, et qui suscite la colère des caciques outragés qui se font fort, en mobilisant leurs réseaux, à l'ancienne, de faire annuler ses décisions, apporte dans cette univers fossilisé une fraîcheur inattendue, et une lueur d'espoir. On le sait bien, seule la contrainte impérieuse et vitale permet d'en finir avec les vieux arrangements. En Italie, Mario Monti en appelle ainsi à la population pour débusquer les rentiers de la fonction publique. En France, l'heure n'étant pas assez grave, la tâche reste prise en charge par René Dosière, chef historique des crieurs du désert et même pas investi par le Parti Socialiste. En attendant, pour se consoler, il reste à trouver pire ailleurs, et à se dire que, au moins, la concurrence que se livrent les régions espagnoles où les cités des arts fleurissent comme autrefois les cathédrales nous aura été épargnée, et au Trésor aussi.