Pour les chroniqueuses du superflu en poste au grand quotidien du soir, la banlieue reste une aventure. Un de ces petits plaisirs défendus que l'on doit s'accorder avec modération, une bravade raisonnable, une façon de se démarquer des cocottes dont on partage le bureau, elles qui ne savent toujours pas dans quel coin se trouve le Marais. Pas question, évidemment, de jouer les correspondants de guerre, de ceux qui osent parcourir les cités de tous les dangers, Stains, Gennevilliers, Montfermeil : on se contentera, en explorateur prudent, d'un saut de puce, en restant à portée d'oreille du murmure rassurant du boulevard circulaire. Saint-Ouen et la cantine de Philippe Starck, Pantin et ses galeries d'art, Levallois-Perret et ses boutiques comme à Haussmann, autant de dépaysements en terrain connu que l'on peut se risquer à découvrir, à l'abri des mauvaises surprises. De quoi, aussi, produire un article bien chargé de références à la sociologie urbaine et légèrement teinté d'ironie : à son public éduqué, on se doit de donner plus qu'un publi-reportage style Figaro. Mais pour le riverain banlieusard, se voir offrir l'occasion de s'habiller ailleurs que rue de la Paix représenterait un progrès inespéré : à l'évidence, l'enquête s'impose.

Bien sûr, depuis Paris, la banlieue se doit d'être pratiquée avec modération, et l'objet d'étude, certes situé à Levallois, mais dans la première rue à gauche en quittant la porte d'Asnières après franchissement du périphérique répond parfaitement à cette exigence. Outre un ample parking souterrain, le visiteur disposera d'un service sur mesure pour son scooter, et d'une navette qui le ramènera vers ses beaux quartiers. Le promoteur, fin connaisseur de son public, a donc bien prévu tous les outils indispensables à un éventuel rapatriement sanitaire d'urgence. La galerie en elle-même se déploie sur deux niveaux, entre Alsace et Lorraine, et joue du principal atout dont la banlieue dispose contre le passage du Havre, l'espace, les larges couloirs permettant, même avec une fréquentation bien supérieure à celle que se doit de constater un observateur impartial, de se croiser sans se bousculer. Mais le marbre du pavement comme la musique éthérée qui ravit nos oreilles se montrent impuissants à éloigner cette vilaine réalité sociale qui surgit brutalement lorsqu'apparaît l'indigène, en moustache et survêtement, traînant un chariot pour aller faire ses courses chez Leclerc. Caché dans un recoin l'hypermarché a en effet précédé ce qui, observation faite, se résume à une assez ordinaire galerie commerciale, simplement adaptée à un public un peu plus fortuné, adaptée aussi à l'ère moderne puisqu'on y trouve uniquement des boutiques vendant ce qui ne s'achète pas sur Internet, des vêtements et de la nourriture.
Seule originalité, la plaisir régressif du Marks & Spencer, l'enseigne britannique tentant un modeste retour après s'être isolée sur son île natale, sur une surface bien plus faible que son historique implantation du boulevard Haussmann. Hélas, là aussi, à côté du délicieux voyage dans l'immuable, le désenchantement guette, et la Vespa PX sensée incarner l'Italie se révèle n'être qu'une copie indienne. Le banlieusard, en somme, n'y trouve guère son compte, et restera soumis à la contrainte de faire ses courses en territoire Delanoë.

En fait, l'opération ne prend son sens qu'en s'éloignant un peu, dans l'espace, et dans le temps. Elle s'inscrit en effet dans un environnement particulier, celui de la ZAC Eiffel, construite à l'époque où le valdôtain Parfait Jans, dernier maire communiste de la ville de l'automobile et de ses ouvriers, présidait aux destinées de la commune. Elle témoigne, en somme, après trente ans de transformations urbaines et sociales qui ont fait de Levallois le Neuilly du demi-riche, d'un dernier effort pour effacer le passé. La rénovation intégrale des deux tours de bureaux de la ZAC, l'insertion des surfaces commerciales au pied même des immeubles, l'habillage rapide dont ceux-ci ont été l'objet, et qui les voit aujourd'hui partiellement recouverts de cette pierre plaquée qui vaut comme un symbole de la ville actuelle et de l'idéal esthétique de son indétrônable député-maire, permettent de remodeler à peu de frais une portion de territoire, et d'oublier qui l'habite. Mais puisqu'un politique habile ne saurait laisser passer l'occasion de tirer un profit symbolique d'une opération immobilière, la ville de Levallois nous offre un monument. Une de ces videos promotionnelles dont on pensait le modèle perdu depuis des générations, et qui nous ramène directement à l'époque du giscardisme triomphant. Une ode au béton, un rêve de Défense accumulant les clichés esthétiques du genre, coups de zoom et panoramiques filés sur les murs-rideaux. Ce qui, au fond, n'est qu'une autre façon de se tromper d'époque, et ne fait que dévoiler les ambitions de grandeur surannées d'une banlieue bien ordinaire, et la distance infranchissable qui subsiste entre l'original, et la copie.