Quand l'évolution technologique, incontrôlable et irrépressible, a brisé une très vieille barrière, celle du spectre des fréquences hertziennes qui à la fois limitait drastiquement la quantité de canaux de télévision et rendait leur régulation publique inévitable, le pouvoir politique a perdu la meilleure justification à cette politique malthusienne qui lui a toujours permis d'entraver efficacement le développement de la télévision en France. En inventant la TNT pour meubler les fréquences libérées par la technique, les autorités ont eu l'occasion d'endosser un beau rôle à bon compte, celui de l'élargissement d'une offre essentiellement caractérisée par son uniformité. La suite de l'histoire a montré qu'elles ne prenaient ainsi guère de risque puisque, très vite, l'habituelle concentration capitaliste a permis de consolider la puissance des acteurs dominants. La TNT s'est ainsi transformée en marché secondaire pour les grands groupes multimedia, celui où ils testent des nouveautés, rentabilisent leur catalogue, et placent les inédits qui, faute par exemple d'une sortie cinématographique, doivent se contenter de diffuseurs de second rang.
À ce titre, la segmentation des longs métrages d'animation, ce genre autrefois violemment partagé entre productions Disney et produits d'artisans mais qui, lui aussi, a connu une révolution technologique avec l'arrivée des ordinateurs et la multiplication des studios et des films, fournit une image pertinente de la fonction de chaque acteur. Ainsi les grosses machines, Shrek, Toy Story, nourrissent la séance familiale du dimanche soir sur les vieilles chaînes, tandis qu'Arte s'est réservé le monopole de la diffusion d'Hayao Miyazaki. Mais l'accroissement de l'offre laisse sur les étagères une quantité significative de longs métrages, lesquels vont principalement se retrouver sur Gulli, cette filiale de Lagardère dont on ne doit pas sous-estimer l'intérêt, bien qu'elle soit destinée à un très jeune public et que son site web fasse tout spécialement mal aux yeux.

Gulli, ces temps-ci, diffuse Chasseurs de dragons, long-métrage français produit par Futurikon et dérivé d'une série télévisée, qui constitue un objet d'étude tout à fait pertinent, et plus encore si, cédant à une propension maladive, on le compare à un autre inédit de Gulli, Flushed Away. Certes, compte tenu de la disproportion de leurs budgets, une telle façon de raisonner se montre particulièrement injuste. Car dans Chasseurs de dragons, le souci d'économie perce sans cesse, dans le nombre très réduit de personnages, puisque les trois héros ne se trouvent guère confrontés qu'à une dizaine de compagnons et d'antagonistes, dans les espaces indéfinis d'une histoire linéaire, occasion de toujours réutiliser les mêmes textures, mais aussi, paradoxalement, dans la vigueur de ces mouvements de caméra désormais devenus virtuels. Car, avec cette nouvelle technique, un signal a disparu, celui de la pauvreté de l'illusion de mouvement qui dépend désormais d'une puissance de calcul abondamment disponible, et pas du travail de ces petites mains chargées de faire bouger des trucs douze fois par seconde. Grand uniformisateur, l'ordinateur, là aussi, met pauvres et riches à égalité.
Pourtant, quelque chose de très accessible manque à Chasseurs de dragons, les idées. Avec son scénario qui tient en un paragraphe, avec ses personnages stéréotypés, la petite fille fragile et rebelle, le géant au cœur sensible, le petit arnaqueur finalement pas si mauvais, et son unique et bien modeste idée de scénario, la façon dont succombe le boss de fin de niveau, il fait preuve d'une pauvreté que la modestie de ses financements ne saurait à elle seule justifier, quand bien même une plus grande richesse, d'ambiance ou de personnages, a elle aussi son coût.

Dix fois plus onéreux Flushed Away, coproduction entre le britannique Aardmann qui abandonne pour l'occasion cette technique de la pâte à modeler qui a fait sa réputation et l'américain DreamWorks, producteur de Shrek, ne relève assurément pas de la même catégorie, mais dépend d'autres choix, et prend ce que le français ignore, un risque. En abandonnant le fait-maison, les gens d'Aardmann n'ont renoncé ni à leur esthétique, ni à leur inventivité, ni même à cette métaphore sociale qui aborde parfois des rivages douteux, comme lorsque, en bons britanniques défenseurs des animaux, les auteurs de Chicken Run tracent un inacceptable parallèle entre élevage industriel et camps de concentration nazis. Flushed Away, qui met en scène un rat des beaux quartiers, animal domestique brutalement expulsé de sa cage dorée pour se retrouver dans les égouts, forcé de rejoindre une société souterraine de rongeurs fort bien organisée, et de composer avec elle pour tenter de retrouver son paradis bourgeois, tisse la même trame anthropomorphique, et déborde d'inventions, d'inattendu, et de plaisirs convenus, comme avec l'entrée en scène du méchant, une grenouille forcément, avec son accent inimitable, française.
L'animation, ce royaume des gens qui inventent, chacun dans son petit studio bricolé, des mondes entiers avec rien, des ombres, des épingles, des bouts de carton découpés, a connu avec l'arrivée de l'informatique une révolution qui unifie les procédés, lisse les apparences, mais ne modifie en rien les contenus, et leur nécessité. Flushed Away, évidemment, coûte cher et oblige à faire un pari, perdu en l'occurrence puisque le film n'a pu être rentabilisé par sa sortie en salles. Chasseurs de dragons, à l'opposé, existe par la seule vertu de son financement public, direct avec des véhicules d'investissement appropriés, indirect grâce aux obligations de production des chaînes. Profitant, comme tant d'autres, d'un confortable abri public, et plutôt que de prendre un risque, il va se contenter d'ajuster ses modestes ambitions à la hauteur de son petit budget, montrant une fois de plus à quel point l’État omniprésent, sans même en avoir l'intention, va déterminer les choix des acteurs les plus divers, les plus modestes, les plus éloignés de ses préoccupations, ceux qu'on imagine à tort les moins dépendants de lui.