Ainsi donc, démentant les prévisions d'un observateur superficiel, ils l'ont fait. Et la décision de contraindre les résidants de la petite couronne parisienne à délaisser leur mode de transport habituel dès lors qu'ils avaient tiré le mauvais numéro d'immatriculation a connu un grand succès. Certes, après un weekend correctement venté et disperseur de pollutions, restreindre la circulation un lundi, jour ouvrable de plus faible trafic, revenait à se lancer au secours de la victoire. Et puis, à Paris, on peut compter sur la préfecture de police, toujours prête, même le dimanche, à agir dès qu'il s'agit de réprimer quelque chose. Bien ordinaires, les petits arbitrages politiques qui ont induit la mesure ne présentent guère d'intérêt. Il en va tout autrement de cet étrange sentiment qui semble, au moins dans les milieux éduqués et parmi certaines cohortes, largement partagé, celui de vivre un enfer quotidien où, pour reprendre une comparaison usuelle, tout citadin connaîtra inéluctablement, du seul fait de son lieu de résidence, le triste sort des ouvriers empoisonnés à l'amiante.

Cet exceptionnel épisode où, en certains endroits, la concentration de particules dite PM10 dans l'air a dépassé le seuil fatidique de 100 µg/m³ a donc provoqué un émoi national, une épidémie dont les symptômes, yeux larmoyants, gorges brûlantes, toux, valent en ces temps de commémoration comme hommage aux soldats de la Grande Guerre et, pire encore, réussi à surcharger le serveur d'Airparif que, donc, en temps ordinaire, personne ne songe à consulter alors qu'il constitue pourtant la seule source d'information pertinente sur la question.
Ce désintérêt pour l'analyse scientifique du problème s'explique aisément, et pas seulement par l'investissement intellectuel qu'il faut, là comme ailleurs, consentir pour acquérir une connaissance de celui-ci un peu meilleure que celle dont disposent les adeptes exclusifs des petits cours dispensés autour de la machine à café. Car la science, quelle qu'elle soit, fonctionne d'abord comme un outil de désenchantement, banalisant l'exceptionnel, désacralisant le mystérieux, forçant à prendre en compte les phénomènes dans leur durée et dans leur variabilité géographique. En somme, un ensemble de propriétés fatigantes, perturbantes, et qui risquent de vous faire une bien vilaine réputation auprès des collègues.

On comprend alors pourquoi tout le monde préfère l'autre solution, celle qui consiste à répéter tous ensemble chiffres qui tuent et slogans gouvernementaux, appuyés sur les irréfragables légitimités de la statistique, et de l'intérêt public. On a déjà eu l'occasion de s'intéresser à l'argument essentiel de la théorie du diesel assassin, ces 42 000 morts qu'on assortit parfois du qualificatif de prématurées sans savoir ce qu'il signifie, argument imparable puisque produit par l'OMS elle-même. Pourtant, une recherche élémentaire, une petite réflexion personnelle, un banal raisonnement analogique devraient suffire à suspecter une réalité un peu plus complexe que celle dont rendent compte les communiqués du ministère de l'Environnement.
En France, en 2013, l'INSEE a enregistré 572 000 décès : le mauvais air serait donc responsable de près de 8 % du total. Or, on le sait quand on regarde la télévision, il y a bien pire ailleurs ; aussi, une petite comparaison s'impose. Hélas, dans ce monde où on aime tellement les standards que chacun a le sien, l'exercice est difficile : à Pékin, l'ambassade des États-Unis, seule source fiable, ne mesure que les PM2,5 ; Airparif, les PM10. Comme on le constate en consultant les normes américaines, cela ne revient pas vraiment au même. Pour la jouer en toute sécurité, on va dire que les pics de pollution à Pékin atteignent des niveaux vingt fois supérieurs au niveau d'alerte parisien, fixé donc à 100 µg/m³. D'où il ressort nécessairement que, à Pékin, les particules fines tuent 160 % de la population.
On peut difficilement qualifier un tel raisonnement de compliqué. Et il suffit largement à invalider les certitudes du sens commun, tout comme l'historique des normes automobiles en matière de polluants qui, de l'Euro 1 imposé voilà plus de vingt ans, à l'Euro 5 en usage aujourd'hui, ont contraint les constructeurs à diminuer les émissions de particules d'un facteur 28, anéantissent la thèse si commode de l'inaction des pouvoirs publics, et de la toute-puissance des lobbies industriel.

Comment se fabriquent les justifications des enfants gâtés ? Elles passent d'abord par l'ignorance, celle des données les plus simples, par exemple, ici, le nombre des décès annuels, ignorance à cause de laquelle on ne sait rien d'ordres de grandeur pourtant élémentaires, donc du caractère simplement invraisemblable de certaines affirmations. Elles prospèrent ensuite grâce à une morale rudimentaire qui, comme dans la cour de récréation de l'école primaire où personne ne voulait se retrouver dans le camp des méchants, condamne certains actes, la recherche de profit à travers une activité commerciale, et en sanctifie d'autres, l'impératif absolu de santé publique. Il n'importe pas que celui-ci ait un coût, et qu'il devienne prohibitif à mesure que les rendements décroissent, puisqu'on l'imagine supporté par d'autres. Il n'importe pas non plus qu'il réponde, chaque jour un peu plus, à une logique inaccessible puisque, simplement, étrangère aux conditions de l'existence terrestre, celle de la pureté totale, de l'effet nul, du zéro mort.
Alors, certes, d'un certain point de vue, tout cela n'aboutit qu'à des discussions de comptoir, où l'on disserte de l'air qu'il fait. D'un autre côté, c'est ainsi que se construisent les représentations, ces certitudes subjectives au nom desquelles on agit, à cause desquelles on prend des décisions, et qui vont conduire à accorder aux thèses de certains groupes une audience et une crédibilité qu'elles n'auraient pas autrement si aisément acquises.

En confiant aux hygiénistes le pouvoir de décider de la politique de santé publique, on a choisi une voie : celle de la surenchère permanente, du durcissement des standards dès que ceux-ci sont atteints, du mépris des limites économiques, méprisables par nature, et physiques, que l'on prétend, dans une sorte de résurgence du mythe du progrès infini, pouvoir toujours dépasser. Au nom de l'idéal, on méprise la réalité. Mais celle-ci finit toujours par se venger, et le succès des hygiénistes sera leur tombeau.