Les amateurs d’architecture connaissent sans doute Adalberto Libera par son œuvre la plus voyante, cette villa conçue pour Curzio Malaparte et que ce dernier a bâtie sur un promontoire à Capri sans trop s'encombrer de l'assistance de son architecte, et peut-être aussi grâce à son Palais des Congrès romain, vestige d'une exposition universelle qui n'eut jamais lieu et auquel Richard Copans et Stan Neumann ont consacré un épisode de leur série Architectures. Sans forcément le savoir, les cinéphiles le connaissent aussi, puisque la villa Malaparte fournira au Mépris de Jean-Luc Godard son décor principal. Le Palais des Congrès a connu lui aussi, et bien plus discrètement, une figuration cinématographique, dans Le conformiste de Bernardo Bertolucci. Peu de chose, en somme, et a priori rien de très remarquable. Aussi la lecture récente du livre que lui consacrent Francesco Garofalo et Luca Veresani vaut-elle comme une révélation, et induit des questions troublantes.

Mort jeune en 1963 à l'âge de soixante ans Adalberto Libera a en effet mené une carrière riche et dense, qui s'inscrit entièrement à l'intérieur du mouvement moderne. Elle commence modestement par un petit immeuble coincé dans une rue romaine, se poursuit avec une collection de bâtiments publics dont la poste de la via Marmorata à Rome, comprend quelques immeubles d'habitation tels ce lotissement inauguré à Ostie en 1934 dont l'esthétique ne se distingue absolument pas de ce que construit aujourd'hui encore un Louis Paillard, avant de s'interrompre provisoirement en 1939 avec le Palais des Congrès de l'EUR. Après-guerre, Adalberto Libera s'adresse aux nécessités de l'heure, devenant un des architectes de l'INA-casa pour laquelle il construisit une surprenante unité d'habitation horizontale, et répond à la commande publique, avec le village olympique de Rome ou la cathédrale de La Spezia.
S'intéresser à son travail implique d'ouvrir un chapitre fort négligé dans l'histoire de l'architecture moderne, celui d'un rationalisme italien qui comprend bien d'autres architectes de premier plan, comme Luigi Moretti, auteur à 27 ans de ce chef-d’œuvre moderne, l’Académie d'escrime de Rome, auteur aussi, bien plus tard, d'un complexe immobilier qui servira lui aussi de décor, cette fois-ci à un moment-clé dans l'histoire politique des années 1970. Que, à une seule exception, leurs noms soient aujourd'hui à peu près inconnus, qu'ils figurent parmi les grands oubliés du mouvement moderne s'explique sans doute en partie par leur âge, puisqu'ils arrivent vingt ans après ses inventeurs, les Le Corbusier, les Walter Gropius et autre Gerrit Rietveld. Mais ils souffrent aussi d'une spécificité qu'incarne au plus haut point le seul d'entre eux qui ait droit à quelques pages dans les manuels, Giuseppe Terragni.

On trouve à son propos et dans un grand quotidien new-yorkais une critique littéraire dégoulinante de condescendance distinguée, laquelle frappe aussi bien l'auteur du livre, original négligeant ses tâches ordinaires pour se consacrer tout entier à la rédaction d'une biographie, que le sujet sur lequel celui-ci travaille, cet obscur architecte italien, rationaliste et fasciste, mort à 39 ans. Peter Eisenman, qui n'est pourtant pas le premier venu, décrit le parcours de l'auteur du monument que l'on retrouve dans tous les livres, la Casa del Fascio de Côme, parti faire la guerre sur le front est et qui en revint en si mauvais état qu'il devait mourir peu après. Mais l'histoire exemplaire du fasciste repenti éclaire à peine, et de biais, la réalité de cette architecture neuve et inventive qui a prospéré durant le fascisme, et pour lui.
Adalberto Libera et d'autres ont, nécessairement, beaucoup travaillé pour un régime qui a occupé l'essentiel de la période séparant les deux Guerres Mondiales, pour son organisation de jeunesse, pour sa mise en scène en Italie et ailleurs, à Bruxelles, à Chicago, et pour le parti lui-même avec toutes ces case del fascio et en particulier la plus importante d'entre elles, les divers étapes du projet le plus imposant, le Palazzo del Littorio de Rome qui, entre néo-classicisme pompeux et modernité radicale, illustre bien les ambiguïtés de l'époque.

Dans l'Allemagne nazie la condamnation de l'architecture moderne, celle des toits plats et profondément anti-allemands d'une cité du Weissenhof devenue Araberdorf dans les caricatures, a fort logiquement conduit ses figures les plus marquantes à s'exiler alors que les autres, comme Hans Scharoun, étaient condamnés à l'inactivité. Les monumentaux palais néoclassiques d'Albert Speer, semblables en cela à ce que d'autres satrapes ont fait construire à Moscou, à Bucarest et aujourd'hui à Ankara racontent la rassurante histoire d'un modernisme incompatible avec les dictatures.
Parce qu'elle se nourrit du futurisme, parce qu'elle a longtemps entretenu une seconde voie bien plus traditionnelle et qui a fini par s'imposer, mais aussi parce que les architectes modernes ont profité de puissants patronages, l'Italie fasciste fait exception. La qualité, l'originalité, la rigueur de ce qu'ils ont alors bâti ne souffre guère de contestation, et oblige à reconnaître que, dans une dictature qui n'est pas un totalitarisme, et sous certaines conditions, une architecture dissidente peut prospérer, et sans doute mieux que dans les démocraties d'alors, où la toute-puissance de l'académie a longtemps privé les architectes modernes de commandes publiques. Et sans doute parce qu'il rappelle trop à quel point l'architecture dépend du pouvoir, de ses budgets et de son bon vouloir, cet épisode singulier n'a pas trouvé sa place dans une histoire officielle qui occulte ainsi très largement un instant fondamental pour la beauté moderne.