Il ne s'agit pas seulement d'un jeu sans importance, puisque personne n'ose s'y soustraire. Il ne s'agit pas non plus de raconter six choses totalement insignifiantes, faute de quoi, d'une certaine façon, on triche. Et l'on ne peut se contenter d'invoquer, en cédant à son tour, ni les signatures prestigieuses qui vous ont précédé, ni l'insistance de Bertrand.
C'est que parler de soi ne fait pas vraiment partie des habitudes de la maison, et le faire à la première personne encore moins. Pourtant, derrière des prétextes divers, ceux qui jouent le jeu le font pour une bonne raison, la même sans doute qui pousse les mêmes à organiser ces rencontres qui naissent de façon systématique dès qu'un groupe virtuel se constitue, et qu'il possède les caractéristiques idoines, une certaine cohérence sociale, et une taille adaptée, à la fois assez grande pour permettre de se réunir, et assez petite pour que la rencontre soit physiquement possible dans les lieux ordinairement consacrés à cette tâche, cafés et restaurants. La rencontre pour de vrai n'est pas seulement là pour éviter ces erreurs d'interprétation qui, à la seule lecture d'écrits anonymes, peuvent être considérables, et qui, d'ailleurs, peuvent perdurer après un premier contact : elle constitue, en fait, le but, et le coeur d'une activité qui ne saurait se satisfaire de nouer des relations de plume. Reste, évidemment, le handicap d'un éloignement au quatre coins du vaste monde, qui limite drastiquement les possibilités de participation. D'où l'intérêt de dire quelque chose sur soi, et quelque chose d'assez vague pour ne pas être flagrant, et d'assez précis pour ajouter quelques couleurs au portrait mental que, inévitablement, on se fait d'inconnus.

Alors, pour une fois, laissons le snobisme de côté, faisons comme tout le monde, et parlons comme tout un chacun :

  1. J'ai franchi le rideau de fer pour la première fois en 1972, au poste frontière de Folmava. C'était intéressant. Plus tard, plus loin, le barrage de moustiques qui se lève le long du Danube, à la tombée de la nuit, c'était intéressant aussi.
  2. J'ai appris à nager chez Pasqualin, à - ou plutôt à côté de - Vallauris-Plage. Oui, ça existe vraiment. Et j'ai obtenu mon permis moto sur la Digue des Français.
  3. J'étais dans la salle de l'Animathèque de la rue Jacques Bingen le jour où Jean-Pierre Jeunet a présenté l'Evasion.
  4. J'ai connu l'université Paris VIII dans ses locaux de Vincennes, à l'époque du souk et des dazibao à la gloire éternelle du Grand Leader Kim Il Sung. C'est une relation qui dure.
  5. J'ai été expert en cinéma polonais, en littérature sud-américaine et en architecture moderne, mais c'était il y a longtemps. L'architecture, ça continue.
  6. Il n'existe aucune raison de ne pas me considérer comme le meilleur pizzaiolo bénévole à l'ouest du Var. J'ai des témoins.
Et ça ira très bien comme ça.