Arme lourde de l'action collective, employée par les démunis, et à leurs propres dépens, contre les puissants, le boycott ne semble pas avoir fait l'objet d'une définition sociologique précise. Apparu en Irlande dans le dernier quart du XIXème siècle, le terme désigne une forme d'ostracisme qui visait alors la personne de Charles Boycott, régisseur britannique d'un propriétaire terrien absentéiste du comté catholique de Mayo, en conflit avec des ouvriers agricoles irlandais. Refusant de travailler pour lui, évitant même toute espèce de contact avec sa personne, les membres de la communauté villageoise le contraignirent à recourir, à grands frais, à une main d'oeuvre en provenance des comtés protestants, accompagnée d'une forte et dispendieuse escorte militaire. L'action collective ainsi lancée possède donc quelques caractéristiques particulières, puisqu'elle a, pour celui qui s'y engage, un coût, qu'elle peut, aussi, présenter un risque, qu'elle suppose la présence d'un certain nombre d'interactions en face à face pour lancer et entretenir la mobilisation et que, puisque son succès dépend uniquement du nombre des participants, elle implique aussi d'être en mesure d'exercer une certaine pression sur la collectivité, et d'y faire régner l'ordre. Le boycott du service municipal de transports de Montgomery dans l'Alabama, avec ses conséquences pénales pour certains, et ses difficultés quotidiennes pour tous, correspond exactement à cette définition. Il en va de même, sans pousser plus loin la comparaison, de la grève fiscale connue sous le nom de boycott de la vignette moto et qui, exposant à des sanctions pécuniaires, impliquant de créer une organisation à même de convaincre indécis comme récalcitrants, accompagna la naissance du mouvement motard français.

Tout oppose, on le voit, ces mobilisations lourdes, longues, périlleuses, et actives, aux actions de consommateurs qui décident de ne plus acheter tel ou tel produit, eux qui ne prennent aucun risque, qui ne souffrent d'aucun désagrément puisqu'ils peuvent toujours s'en procurer un autre à la place, qui ne s'engagent dans aucun mouvement, et qui, en somme, se donnent bonne conscience au meilleur des comptes, puisqu'il leur suffit d'étiqueter leur acte privé de ce mot de boycott pour récupérer tous les profits symboliques qui s'attachent au terme. On ne s'étonnera pas, dès lors, de voir l'expression fleurir dans les rangs de la "gauche critique", et de la retrouver dans l'appel récemment lancé par un maître de conférences en sciences politiques à l'Université Paris I, appel visant à couper systématiquement tous les câbles qui peuvent encore relier le monde universitaire au journal Le Monde, et qui a déjà fait l'objet d'une analyse détaillée chez Raveline. Si le texte de la "charte de bonne conduite" qu'il propose relève d'une petite guérilla personnelle à l'encontre d'un journaliste en particulier, son action, dans ses motifs, en rappelle une autre, bien plus coûteuse celle-là, la démission d'un maître de conférences en sociologie tout juste nommé à l'Université de Lille et qui a déjà fait l'objet dans ces pages d'un billet dont le titre aurait pu resservir.
Car les postures du démissionnaire et du coupeur de liens, aussi bien que leur parcours professionnel et, on l'imagine, leurs positions politiques, semblent étroitement similaires. Ils se sont tous deux accordés le pouvoir de décréter les normes auxquelles l'objet de leur ressentiment - l'université, le quotidien du soir - doit se conformer. Mais comme cet objet ne leur doit rien et qu'ils n'ont aucune prise sur lui, il ne leur reste qu'à adopter l'orgueilleuse position du noble déchu, ou de l'amoureux transi, et à se retirer du jeu. Ils se distinguent par la dimension de leur acte, strictement individuel avec la démission, nécessairement collective dans l'ostracisme à l'égard du Monde, et le caractère parodique de cette charte de bonne conduite, lestée de cette touche d'humour qui manquait si cruellement au démissionnaire. Mais ils se rapprochent par cette commune expression publique du narcissisme le plus puéril.

Une action collective, surtout si elle s'interdit le recours à la violence tout en acceptant l'épreuve de la rue, dispose d'un répertoire relativement restreint. Il serait, bien sûr, possible d'investir les couloirs ministériels, et d'aller y négocier sa propre version de l'avenir de l'université, de la recherche, et de la recherche universitaire. Pour une raison qu'il faudra bien, un jour, expliciter, les enseignants-chercheurs ne paraissent pas intéressés par la voie du lobbying mais, au contraire, par une action jusqu'au-boutiste où, pendant qu'on manifeste, les cours sont interrompus, et qui dure depuis le début du second semestre sans produire de résultat probant. Mais en faisant de la manifestation, cet événement où seul compte le nombre et où un prix Nobel en bonne santé vaut exactement la même chose qu'un vigoureux étudiant de L1, l'arme essentielle du rapport de force avec le ministère, les enseignants-chercheurs emploient, en raison de leur faible nombre, une stratégie étonnamment inadaptée à un groupe social qui dispose par ailleurs de tous les relais nécessaires pour s'adresser directement au pouvoir à son plus haut niveau, et semblent, en fait, totalement dépourvus de stratégie, et incapables de faire la preuve d'autre chose que de leur impuissance. Car on ne peut échapper à ce déprimant constat : la mobilisation historique qu'évoque André Gunthert reste sans conséquence, n'a aucun effet sur une réalité sociale prise dans des questions pour l'heure autrement plus préoccupantes, et l'espace mesuré dont dispose la presse est envahi de choses autrement plus importantes que la mobilisation universitaire. Alors, puisque la température refuse obstinément de monter, il faut bien en rejeter la faute sur le thermomètre.