On a parfois de bonnes surprises en faisant son marché. Ainsi, ce mercredi matin, approchant de ce classique et élégant bâtiment industriel en briques qui, bien qu'implanté au centre de la ville, abritait encore récemment une fabrique d'agrafes, on découvre un spectacle inédit : une manifestation de salariés. A Clichy-la-Garenne, malgré la densité en sièges sociaux, la chose est rare, la dernière du genre ayant, pour compter large, rassemblé moins de cinquante personnes devant L'Oréal. Mais depuis quelques mois, la vieille usine austère et quasi-aveugle s'est fort joliment métamorphosée en un siège social pimpant, doté d'un impressionnant poste de contrôle qui ne doit pas dépayser les aiguilleurs en retraite, celui de Fret SNCF, la filiale de transport de marchandises de l'opérateur ferroviaire historique. Occasion idéale pour une petite observation sociologique, qui vous repose un temps d'un objet de recherche de plus en plus pressant à mesure que la date de remise du mémoire approche.
Car, là, c'est du sérieux : jusqu'à trois cent personnes bloquent la rue, pour l'essentiel militants CGT venus de la France entière avec, ça et là, quelques drapeaux SUD-Rail. Cinq CRS, en tenue de combat, bras et jambes recouverts d'écailles mais la tête coiffée d'un simple calot ce qui, dans la subtile grammaire corporelle des forces de répression, indique à la fois une certaine prudence à l'égard de l'adversaire, et la certitude que tout se passera bien, interdisent l'entrée de l'immeuble. Un peu plus loin, quelques policiers locaux, voire municipaux, encore peu habitués à de telles situations, et le gars des RG. Dans la rue adjacente, la terrasse du café est pleine, et le commerce local profite de l'aubaine jusqu'à la boutique de sandwiches tout au bout de la rue. Deux barbecues mergez sans lesquels le cégétiste perdrait sans doute tous ses repères participent de la réussite de la journée. Malheureusement, les distributeurs de tracts sont hélas bien trop occupés à discuter entre eux pour prêtrer attention à l'apprenti-sociologue de passage, qui ne saura donc rien du motif de la contestation du jour même si, avec un tel employeur, celui-ci n'est pas bien difficile à deviner.

En 1980, précise l'Annuaire des transports, la SNCF a véhiculé 205 millions de tonnes de marchandises ; en 2005, après vingt-cinq ans de régression, on était tombé à 107 millions. Pourtant, si l'on regarde les choses du point de vue du naïf, celui de l'économiste libéral à la recherche d'avantages comparatifs, la France, ce pays, si l'on se réfère aux normes européennes, vaste, peu dense et fort mal pourvu en voies navigables, a d'excellentes raisons de développer une forte activité de fret ferroviaire. Mais, à en juger par la carte publiée voici quelques années par le Ministère des Transports, c'est raté, et la litanie des pertes, des plans de relance et des subventions dérogatoires à l'orthodoxie bruxelloise est à la fois si longue et si répétitive qu'on se contentera de mentionner le dernier article en date, celui que le Figaro publiait quelques jours avant cette réunion du CE qui apporta un peu d'animation dans les rues clichoises. De l'article, on retiendra moins le catalogue des échecs et les lancinants appels à l'intervention publique que le graphique, qui livre des données assez brutales : sept années de pertes, dont les plus importantes sont prévues pour 2009, et une comparaison simple : les filiales de transport ferroviaire de Fret SNCF réalisent presque trois fois plus de chiffre d'affaires par employé que leur maison-mère.

Fret SNCF restera comme l'idéal-type de l'impuissance des politiques à forcer l'adaptation au réel de ces structures qui, bien que commerciales, peuvent, du fait de leur statut, indéfiniment échapper à la sanction du marché. Sur ce point, d'une certaine manière, un insider, Bernard Aubin, ancien secrétaire fédéral de la CFTC Cheminots, et Hubert Haenel, conseiller d'État, sénateur UMP et auteur d'un récent rapport sur la libéralisation du rail, se rejoignent. L'ouverture à la concurrence n'est en fait qu'une tactique utilisée au-delà du raisonnable et que l'on justifie par l'intérêt du consommateur, cette sorte de panacée efficace contre toute espèce de monopole, et grâce à laquelle on espère, progressivement, les remettre sur le chemin de l'efficacité. D'où, comme l'explique fort clairement le sénateur, le recours à cette politique des paquets, qui permet de camoufler la question qui fâche au coeur d'un bouquet de mesures partielles, techniques, qui ne prendront tout leur sens qu'à la fin du processus et qui permettent de commencer par le plus facile. Pour le rail les deux premières salves ont été tirées en 1998, puis en 2002 ; elles s'appliquent au seul transport de marchandises, puisque le bouquet final n'éclatera qu'en 2010, avec l'ouverture à la concurrence du trafic voyageurs. Il reste donc un peu de temps avant que la Deutsche Bundesbahn ne débarque en force, temps que Fret SNCF met à profit pour retarder l'échéance. Puisque seules les filiales marchent, elle se propose d'en créer encore quelques unes, et, faute de subventions, d'abandonner l'acheminement des wagons isolés, son activité la plus importante, et la plus déficitaire. En attendant leur départ à la retraite, on transfèrera donc les salariés en trop vers une activité voyageurs pour l'instant épargnée par la faucille bruxelloise. Et pour les filiales, comme à la Poste, on embauchera des jeunes sous statut de droit commun. Comme toujours, la démographie suppléera à la lâcheté du politique, et les structures s'adapteront sans remettre en cause la sainte préservation des avantages acquis, en organisant une inégalitée vertigineuse fondée sur le critère le plus simple : la date de naissance.