Coincé entre dimanche et jour férié, Howard S. Becker, la providence de tant d'apprentis sociologues, celui qui prouva grâce à Outsiders que l'on pouvait écrire de la sociologie en laissant de côté le jargon et l'analyse multivariée, passait donc dans nos murs pour causer boutique. Le choix de cette date permettant de décourager quelques ardeurs, l'assistance, nombreuse, n'avait rien d'envahissant : inutile d'instaurer une règle de sélection, par exemple de restreindre l'audience aux seuls étudiants en master citant Outsiders dans leur bibliographie. Les deux populations étant à peu près identiques, un tel filtre n'aurait il est vrai guère été discriminant. Puisque tout le monde connaît son travail, on pouvait donc se permettre de demander à Howard Becker de disserter, tel un vieux sage, sur les difficultés que rencontrent de nos jours les chercheurs en sciences sociales, donc, fatalement, de comparer les situations indigènes actuelles avec celles qu'il a connues, en particulier au début de sa carrière. Or, l'exercice trouve vite sa limite.

Car, en cette année où il fête son 80ème anniversaire, Howard Becker a, indéniablement, connu une fort longue carrière : celle-ci commença au lendemain de la seconde guerre mondiale, et s'est déroulée dans une discipline qui se structurait progressivement tout au long de son avancement. En tant que discipline universitaire, la sociologie reste une matière jeune : en France, comme le rappelle Alain Chenu, son développement date des années 70 et 80, et il a été explosif. En d'autres termes, les grands anciens comme Howard Becker ont connu une matière qui faisait carrière en même temps qu'eux et qui, au long de leur vie professionnelle, a vu son statut changer, de celui d'une discipline confidentielle, pas encore autonome, pourvue d'un cursus encore incomplet et à peine spécifique, à celui d'une science à laquelle il ne manque plus qu'un prix Nobel pour être au même niveau que ses devancières. Il était fatal, à force de grossir, que l'obésité et la sclérose artérielle finissent par la frapper : elles s'incarnent en ce contrôle procédurier d'une bureaucratie dans laquelle Howard Becker voit la plus grande menace pour le chercheur. Il peut, bien sûr, regretter l'époque de ses débuts où, alors qu'il payait ses études en jouant du piano dans des orchestres de danse, il fut recruté par un universitaire qui était, aussi, batteur. Mais la totale absence de règles formelles que traduit cette anecdote ne peut guère se trouver que dans des situations rares et uniques, parce que ces règles n'existent pas encore ou que l'objet est trop singulier pour qu'il soit utile d'en créer, ou, au contraire, dans l'espace totalement distinct de l'entreprise privée. Bien sûr, comme l'expliquait Lilian Mathieu, un des intervenants de l'après-midi, il peut être relativement pénible pour un chercheur en sciences sociales d'avoir à remplir chaque année une fiche d'évaluation où on lui demande combien de brevets il a déposés, surtout quand, comme lui, on habite en face de l'INPI, et que la présence de l'institut lui rappelle chaque jour à quel point sa production intellectuelle reste difficile à quantifier.
Pourtant, les contraintes bureaucratiques sont là ; les contourner réclame du temps, de l'expérience, de l'astuce, de l'obstination, toutes ces qualités qui permettent à l'insider de parvenir à ses fins. Dommage que Howard Becker parle à ce propos de guérilla : car il ne peut que déclencher un automatisme chez l'abruti marxiste, pardon, marxien, de service, qui n'attendait que ça pour dérouler une tirade toujours aussi assommante que stéréotypée. Il faut sans doute voir un signe du temps qui change dans la réaction du public, qui, de nos jours, ne subit plus ce genre de punition sans maugréer. N'empêche : une fois de plus, comme souvent dans ces situations où l'on a une occasion de se retrouver à la fois entre soi, entre initiés, et entre gens qui se connaissent peu, ou pas, on en vient vite à se plaindre de sa situation personnelle, et le bureau des pleurs ouvre de nouveau. Et ce repli systématique sur cette position de victime semble d'autant plus inquiétant qu'on ne voit pas pourquoi elle serait seule possible. Polytechnicien, ancien de l'école des cadres d'Uriage, résistant, créateur d'une musique qu'il qualifia de concrète et emmerdeur d'une envergure exceptionnelle, Pierre Schaeffer explique dans Les antennes de Jéricho comment, caché au coeur de l'ORTF, il put créer ce service de la Recherche qui ne survit plus aujourd'hui que dans l'Ircam, comment, avec l'aide d'un conseiller d'État, il définit un statut du chercheur lequel, étant employé à temps partiel parce qu'il ne travaillait que 39 heures par semaine, ne pouvait prétendre qu'à des contrats à durée déterminée : au centre du bastion cégétiste, il lui était ainsi possible de contrôler à discrétion qui il recrutait, et pour combien de temps. Cachée au sein même du monstre bureaucratique, son activité prospéra ainsi jusqu'au moment où un ancien d'HEC, Jacques Rouxel, lui proposa d'expérimenter un procédé assez rudimentaire d'automatisation des dessins animés avec une petite série de programmes très courts. Et avec les Shadoks, les ennuis sont arrivés.

Sauf si l'Armée Rouge avait possédé dans les années soixante un département compétition participant aux grands prix moto au côté des Honda et MV Agusta, on ne peut imaginer plus grand contraste entre une organisation et une de ses composantes que ce couple ORTF - service de la Recherche. Sans doute son existence doit elle tout à Pierre Schaeffer, et à sa capacité à mobiliser toutes espèces de capital, et de la meilleure qualité, pour parvenir à ses fins ; sans doute, aussi, est-elle caractéristique d'une époque où la tension budgétaire n'interdisait pas toute fantaisie. Mais, quitte à souper avec le diable, on peut toujours trouver des trous. A cette discipline sur la défensive font défaut ces petits soldats qui sortiront des tranchées rebattues de la misère sociale pour explorer des univers négligés, ces opportunistes qui sauront, au prix de quelques contorsions, faire coïncider demande et ressources et, peut-être aussi, depuis la mort du dernier père fondateur, un patron. Et si cette place reste vide, elle sera, on le sait bien, occupée par celui qu'il ne faut pas nommer.