Clichy-la-Garenne, dans sa partie nord-est, accueille un bâtiment unique. Totalement hors d'échelle, l'énorme volume de briques de l'hôpital Beaujon, œuvre de l’éclectique Jean Walter, domine un paysage jadis formé d'usines, aujourd'hui constitué d'immeubles collectifs et de bureaux qu'il écrase encore de sa masse comme de sa hauteur. Lors de sa construction, en 1935, il incarnait une conception de la modernité directement importée du pays réputé l'avoir inventée, les États-Unis, et tranchait ainsi avec la tradition locale des pavillons éparts construits au fil du temps selon les besoins et en fonction des ressources, à l'image de son voisin parisien, Bichat, ouvert en 1882, dont le territoire enclavé s'organise aujourd'hui autour d'un grand bâtiment central datant de 1970, et accueille toujours des extensions dont la plus récente, la maternité, a ouvert en 2004. Un ode à la brique et pas au béton, un de ces monuments qui vous marquent un paysage des kilomètres à la ronde, une carcasse, en somme, conçue pour défier les siècles. Pourtant l'histoire, toujours aussi ironique, veut que cet hôpital qui porte le nom d'un établissement sis à proximité de la place des Ternes, et dont les activités furent transférées à Clichy en 1937, soit, comme le dit la rumeur, menacé à son tour de fermeture. Et la vraisemblance de cette information, la manière dont s'organise la riposte, les représentions qu'elle utilise, les profits qu'elle génère, méritent que l'on s'y arrête, même s'il n'est évidemment pas question de prendre en compte des considérations autres qu'urbanistiques, géographiques, économiques et politiques.

L'éventuelle désaffection de l'hôpital Beaujon ne prend son sens que dans un cadre plus général, celui de cette politique de santé fille, et exemple, des vaines tentatives que mènent depuis des décennies et sous des appellations diverses gouvernements et administrations centrales dans le seul but de rendre l’État un petit peu moins coûteux. Faire des économies, on le sait, implique d'abord de dépenser, en l'occurrence en créant une structure chargée d'étudier la question : il s'agit, en l'espèce, de l'Agence Régionale de Santé, qui, certes, publie des programmes, mais fait en sorte que ceux-ci soient si vagues et si convenus qu'ils ne fournissent aucune information pertinente. Aussi faudra-t-il s'en remettre à l'empirisme, et échafauder des hypothèses. En première analyse, on ferme un hôpital lorsque la diminution de la population qu'il dessert justifie sa disparition. Cette situation, que l'on trouve dans ces tranquilles petites villes de province où l'on a de quoi être heureux et fournir de si bons clients aux journaux télévisés ne s’applique pas au cœur de la mégalopole la plus dense d'Europe. Et elle s'applique d’autant moins que la lisière nord de la capitale reste le seul territoire où une expansion demeure possible, et que les magnifiques projets des communes limitrophes vont rajouter quelques dizaines de milliers de clients potentiels à la charge de travail du groupe hospitalier Beaujon-Bichat.
Cette récente colonisation de friches industrielles, et le nouveau quartier des Docks à Saint-Ouen, expliquent peut-être la naissance de la rumeur. Si, comme on a pu le lire, Bichat, à défaut d'être rénové, doit disparaître pour être reconstruit ailleurs, alors se pose en effet la question d’une fusion effective avec Beaujon, et le remplacement, comme pour le récent hôpital Georges Pompidou à Paris, de plusieurs établissements par un seul. En s'urbanisant, Saint-Ouen réduit le foncier disponible pour une telle opération, et précipite le calendrier. Mais il est encore temps, d'autant qu'un terrain idéal existe toujours, jadis occupé part un dépôt pétrolier démantelé depuis des années. Malheureusement, il souffre d'un inconvénient irrémédiable, puisqu'il se situe tout juste du mauvais côté de la frontière : en décalant Beaujon de 500 mètres vers l'est on change de ville, et de département.

Ici entre en scène la stratégie municipale, reproduction mimétique d'un mouvement social, et qui peut être analysée comme tel. On retrouve ainsi un répertoire d'action habituel, la pétition, associé à une pratique plus caractéristique de la municipalité actuelle, le conseil municipal de plein air, témoignage public tant de l'urgence que de la gravité de la situation, et de la détermination des élus du peuple à défendre jusqu'au bout, et jusqu'à l'union sacrée avec des forces assez peu recommandables, et même dans une ville riche, envahie de sièges sociaux, comme Clichy, leur petit intérêt local, provisoire et catégoriel contre toute espèce d'intérêt général. Dans ce genre-là, on ne peut manquer de saluer le succès de ces collèges de pleureuses pleines de vertus, incapables de comprendre les clauses des emprunts toxiques qu'elles ont souscrit auprès de Dexia mais parfaitement à même d'en déceler la petite faille juridique qui, après qu'elles aient profité d'années de financement à bon compte, va leur permettre de faire prendre en charge par la collectivité les surcoûts générés par cette trop bonne affaire, et donc de mutualiser leurs pertes tout en gardant jalousement leurs gains.
Cette mobilisation générale qui atteint déjà un point culminant malgré l'absence de tout fait précis, de toute étude, de toute décision donne une idée de la foi, ou de l'inconscience, qui doivent habiter ceux qui persistent à croire à une réforme possible. La préservation de l'acquis, quel qu'il soit, borne la pensée municipale, et solidifie un front du refus contre lequel il semble vain de tenter quoi que ce soit. Et le cas de Beaujon présente d'autant plus d'intérêt que la municipalité va peut-être au devant d'une victoire déjà acquise, et dont les profits seront d'autant plus rentables que l'option de la fermeture, qui laisse une masse de questions à résoudre, comme par exemple le destin d'un bâtiment qui a assez peu de chances de finir, comme ailleurs, en hôtel cinq étoiles, n'a peut-être jamais été réellement envisagée. L'annonce officielle de son abandon sonnerait alors comme la plus éclatante victoire de la stratégie municipale.