Triste et un peu sordide, l'histoire n'a rien d'original puisque, parmi d'autres, Hugues y faisait encore allusion le mois dernier. Mais cet article dans Les Echos de vendredi, détaillant d'un point de vue économique et politique les problèmes du Vélib', permet de faire une petite analyse des effets pervers du libre-service vélocipédique parisien, analyse qui ne se contentera pas d'évoquer le sort injuste frappant ces malheureux vélos lesquels, d'ailleurs, d'un strict point de vue esthétique, avec leur dégaine de vilain petit canard et leur couleur caca d'oie spécialement choisie pour être la plus moche possible, le méritent bien.

Leur aspect pitoyable, à l'évidence marquée par l'éthique visuelle du puritanisme Vert, avait peut-être comme objectif second de décourager le vol : qui pourrait être assez stupide pour ranger dans sa cour un objet aussi repérable, qui pourrait être assez vain pour tirer un quelconque profit d'un bien aussi mal que facilement acquis ? Dérisoire manœuvre, et qui a complètement échoué : les chiffres diffusés par la Mairie de Paris et repris voilà quelques mois dans Les Echos font état de 8 000 vols et de 16 000 actes de vandalisme. Le Parisien, plus précis, évoquait en février dernier 7 800 vols, mais aussi 11 600 destructions volontaires, partielles ou totales. Mis en service en juillet 2007, équipé  de 20 600 machines, le service Vélib' affronte ainsi une situation redoutable qui, si elle perdure, comme le craint Hugues, risque bien de causer sa perte : en effet, la durée de vie de ces pauvres bêtes abandonnées seules, la nuit, dans la jungle urbaine, attachées telle une chèvre au poteau dans l'attente du grand méchant loup, ne dépasse donc guère deux ans. Tout à leur joie d'offrir ainsi aux Parisiens un service si gratifiant en termes d'image et qui, en apparence, ne leur coûtait rien, les élus municipaux risquent désormais d'avoir à gérer des effets pervers qui, comme toujours, se manifestent en série. L'échange vélos contre affiches se trouve doublement compromis, à la fois par le surcoût que le concessionnaire, JCDecaux, doit supporter dans la gestion de son parc, et par la baisse des ressources qu'il tire d'un affichage publicitaire victime de la crise. Aussi, écrivent Les Echos, on négocie, et l'afficheur vient d'obtenir une contribution municipale de 400 euros pour chaque vélo à remplacer ce qui, vraisemblablement, couvre en totalité leur prix de revient. Pour ce service gratuit, et à ce seul titre, la ville pourrait bien dépenser, pour l'année 2009, près de deux millions d'euros.

Mais le vélo en libre-service parisien ne souffre pas seulement de la rapacité ambiante ; il a, nécessairement, et pas seulement pour des raisons statistiques, une influence significative sur l'accidentalité. Conduit, le plus souvent et par définition, par des emprunteurs occasionnels victimes de la même illusion rousseauiste que la municipalité, maladroits, inexpérimentés, autrement moins aguerris que les cyclistes réguliers qui, souvent à leur dépens, ont appris ces mécanismes de survie que tous les utilisateurs de deux-roues partagent, le Vélib' génère chez les cyclistes une accidentalité vraisemblablement forte, impossible à comparer, mais facile à déterminer. Paris le cache, mais Lyon l'affiche : le système permet d'identifier chaque vélo attaché à une borne et, par là-même, de calculer la distance parcourue lors de chaque trajet. A Lyon, elle semble d'ailleurs bien faible, de l'ordre de 1,8 km en hiver, et 2,2 km en été. Mais ainsi, le point aveugle de l'expert en sécurité routière, l'exposition au risque, se dévoile de manière exceptionnellement fiable ; ainsi, le danger propre à tout mode de transport pourra être précisément calculé. Mais pour l'instant, on ne dispose de rien d'autre que de ces bilans globaux, et fort peu utilisables, délivrés par la Préfecture de Police. Et si les effectifs sont bien trop faibles pour assurer la représentativité statistique des données, la tendance est nette : depuis 2007, l'accidentalité des cyclistes a fortement augmenté, au point d'inciter la Préfecture à sortir son gros bâton. On peut, de plus, entre vélos et deux-roues motorisés, comparer un point souvent négligé, la fréquence des accidents mortels dans les dommages corporels. Pour un conducteur de deux-roues motorisé, le risque d'être tué dans une telle situation avoisine 3 % ; pour un cycliste, il atteint presque 12 %. Pour un moyen de transport sans risque, ça fait quand même beaucoup.

Enfin, l'extension européenne du vélo en libre-service génère un effet pervers encore plus surprenant, mais véritablement fascinant. Sur ce marché, les deux acteurs principaux, JCDecaux et Clear Channel, exploitent les déclinaisons d'un concept identique à Paris, Lyon, Marseille, Bruxelles, Vienne pour le premier, à Barcelone, Oslo, Stockholm, Milan pour le second. Ainsi se met en place un exceptionnel réservoir de comparaisons sociologiques potentielles. Ces sytèmes reposent en effet sur une standardisation qui voit des métropoles similaires équipées de la même manière d'un objet identique servant partout à la même chose et exploité de la même façon. Le rêve impossible du sociologue, trouver dans le réel une situation expérimentale permettant d'observer une variable unique et la manière dont elle évolue dans des situations spécifiques, se réalise. Constater des différences significatives dans des paramètres tels le vol, le vandalisme et, dans une moindre mesure, l'accidentalité, ne pourra s'expliquer que par les comportements propres des acteurs. Nul doute que les doctorants de toute l'Europe et de toutes les disciplines se précipiteront pour analyser le phénomène ; alors, on saura, et l'on attend fébrilement ce palmarès inédit des métropoles européennes qui, à partir de données incontestables, établira les classements irréfutables du risque, et de l'incivilité. On bout d'impatience.