Le premier contact entre le commun des mortels et la radioactivité artificielle date d'Hiroshima, et de Nagasaki ; on aurait pu souhaiter commencements moins brutaux. Dans cette population fortement irradiée, la surveillance des cas de cancers a donné naissance à un principe, celui de la linéarité sans seuil. On considérait que, quelle que soit son intensité et sa durée, une exposition aux rayonnements ionisants générerait nécessairement une quantité proportionnelle de cancers. Il s'agissait là d'une simple règle de prudence, par laquelle, faute de données, on tenait comme vraie la proposition la plus protectrice pour les individus. Qu'elle soit vraie ou fausse n'avait, au départ, pas vraiment d'importance. On était entre scientifiques, et l'évolution des connaissances dans ce domaine encore inexploré conduirait nécessairement, en fonction des résultats obtenus, à modifier une règle qui, progressivement, serait devenue plus fine, et plus pertinente. Pourtant, alors même qu'elle se montre inappropriée, puisqu'elle n'explique en rien comment des populations exposées, en fonction de leur lieu de résidence, à une radioactivité naturelle qui varie largement dans une fourchette de un à dix ne développent pas des cancers en proportion, et semblent même d'autant moins touchées que ces radiations sont élevées, la règle de la linéarité sans seuil tient toujours. C'est que, sortant du domaine scientifique, elle est depuis devenue un dogme qu'il est, désormais, impossible de remettre en cause. Car ce principe est merveilleux : il permet, par exemple, et quand bien même son application produit des résultats absurdes, d'affirmer que les retombées sur le territoire national de radioéléments produits par l'accident de Tchernobyl ont entraîné des cancers, alors même que les doses reçues ont été totalement négligeables, et cela du seul fait que ces retombées ont effectivement eu lieu, et apportent donc un supplément, si infime soit-il, à l'exposition radioactive habituelle.

On n'a sans doute pas assez prêté attention à la manière dont, dans son action auprès du grand public, l'activisme écologique, si souvent moqué pour son goût universitaire de la théorie, a su se montrer totalement pragmatique. Sans doute faut-il voir là l'influence de ces militants qui savent parler simplement à l'individu ordinaire, journalistes, publicitaires, instituteurs, professeurs. Dans l'immense champ de la connaissance scientifique et technique, celui qu'un enseignant du secondaire se doit de balayer en totalité, sans en avoir le temps, pour fournir quelque rudiments de savoir à ses élèves, il lui a suffit de cultiver quelques petites parcelles éparses qu'il a su faire fructifier, en capitalisant sur les accidents comme Tchernobyl ou Seveso, en bonifiant un vocabulaire banal pour à la fois lui donner une énorme charge symbolique, un imaginaire particulier, et une portée globale. Tchernobyl a ainsi permis la prolifération de ce premier terme du lexique de la peur : radioactivité. Mais rien n'aurait été possible sans l'appui de ce formidable mot-clé, réapparu lorsque cette terreur oubliée, la pandémie, est revenue avec le développement du sida : contamination. Il ne restait alors plus qu'à disséminer ce vocable, et à lui faire franchir la barrière des règnes. Avec le sida s'est imposée à tous l'idée qu'une fois suffit. S'il suffit d'une fois, peut-être n'a-t-on besoin que d'une unité pour être contaminé. Alors, tout contact avec la substance est potentiellement mortel : et ce qui n'est pas nécessairement vrai avec un virus, qui dispose, lui, de la capacité de se reproduire dans l'organisme, s'applique par extension aux rayonnements ionisants ou aux toxiques comme certaines catégories cancérigènes de dioxines, même si c'est faux, et même si leur dangerosité n'est qu'une question de dose.

On construit ainsi un monde binaire, donc pourvu du degré de complexité le plus faible possible, et dont l'efficacité est d'autant plus grande que son système de valeurs recoupe une opposition universelle, bien et mal, présence ou absence. Mais comme un antagonisme aussi radical est dénué de sens dans la complexité infinie du monde réel, il faut introduire une règle qui va dire ce qui est, et ce qui n'est pas. Et c'est là que l'on retrouve cette notion de seuil, et l'affrontement entre acteurs sociaux aux intérêts opposés pour définir une norme, et la rendre contraignante par voie réglementaire. Pour les OGM, le passage de la réalité à la fiction binaire s'effectue à 0,9 % : il s'agit du "taux de présence fortuite d'OGM" en dessous duquel un aliment est réputé vierge. Même s'il en contient, on fait comme s'il n'en avait pas. Une telle frontière n'a, comme le dit Jean-Yves Le Déaut dans sa décidément remarquable contribution au débat parlementaire sur la réglementation des OGM, de sens que dans l'espace politique. On comprend que, instruit par l'exemple de la radioactivité, les partisans des cultures OGM se battent pour définir un seuil, et le placer aussi haut que possible. Leurs adversaires agissant en sens inverse, on arrive à un compromis qui ne marque pourtant pas la fin du combat, puisque les tenants d'un monde sans OGM revendiquent, au travers du sens qu'ils ont donné au mot "contamination", un monde sans aucune trace d'OGM, tout en sachant que, inévitablement, on trouve des traces de tout partout. La revendication d'une présence d'OGM ramenée à leur seuil de détection, quel que soit le niveau de la chaîne de production auquel on se situe, équivaut à une interdiction totale, et revient à tracer une frontière qui, loin d'être fixe, évoluera en fonction des progrès de la détection, et fera basculer dans le camp du mal des produits d'abord considérés comme vierges. L'affrontement permet de désigner un autre vainqueur du combat autour des OGM : Eurofins. L'entreprise, un réseau de laboratoires implanté dans une trentaine de pays, est un acteur majeur dans le domaine de la bioanalyse ; son action est hors de prix, son rendement dérisoire, et tout le monde est à l'achat.