On ne défend pas assez souvent les vertus heuristiques de la sociologie de comptoir comme approche des mouvements du grand capitalisme international. Ainsi, dans le cadre pré-durkheimien d'une typologie de bazar, on verrait la chose sous l'angle des caractères nationaux : dans le temple britannique de, et l'on s'excuse du pléonasme, l'haïssable capitalisme financier, seul compterait l'intérêt des actionnaires. Chez les Gaulois, la stupéfaction face à une attaque aussi inconcevable qu'inconvenante se traduirait, avec le retard au démarrage dû à la somnolente mise en branle de la machine bureaucratico-législative, par l'accouchement précipité d'une législation ad hoc, le genre de chose qui, arrivant après une unique bataille, ne sert jamais à rien. Chez les Ibères, on imaginerait plutôt, sur fond de querelles politiques, une agression à la hussarde de la fière Catalogne contre une Castille assoupie, et, côté Italien, le bordel habituel.

Coup de chance, en ce moment, le terrain donne l'occasion de valider la théorie. En Grande-Bretagne, au terme de dix ans d'une cour aussi acharnée que suicidaire, qui prouve, si besoin en était, que le capitalisme se conçoit dans le long terme, Saint-Gobain a enfin réussi à offrir un prix suffisamment élevé pour acquérir British Plaster Board. De son côté, l'allemand Linde, chariots élévateurs et gaz industriels, a trouvé un accord avec BOC : dans les deux cas, il a simplement suffit de mettre le prix. En France, où l'on s'inquiète, un peu tardivement, d'avoir froissé quelques susceptibilités chez la plus grande démocratie du monde laquelle se trouve, très accessoirement, désormais profiter d'un taux de croissance quasi-chinois, on met au point un dispositif qui, contournant la réglementation qui subordonne une augmentation de capital à une décision de l'assemblée générale, permet aux dirigeants d'engager la sécurité financière de l'entreprise pour protéger leurs positions ou, en d'autres termes, de légaliser l'abus de biens sociaux au profit des copains de promotion, et au détriment des intérêts des salariés comme des actionnaires.
En Espagne, l'OPA du catalan gasNatural sur l'électricien Endesa, tout à fait équivalente, en termes de rapports de force, à une tentative de prise de contrôle de GDF sur EDF, s'effectue sous le bienveillant patronage des autorités socialo-catalanes, et à un prix tellement dérisoire qu'elle permet une tranquille surenchère de l'allemand E.ON, qui a tout pour séduire les actionnaires, et profondément embarasser le catalan. Et en Italie, où l'on ne sait même pas garder le secret de l'élection du pape, la révélation de l'intérêt qu'ENEL, l'électricien en partie public, porte au français Suez, ou plutôt à sa filiale belge Electrabel, provoquant une hausse du titre de 13,5 % en une semaine, risque de faire échouer l'opération avant même qu'elle ne débute. Finalement, elle ne s'en sort pas si mal que ça, la sociologie spontanée.