Pour juger sur pièces cette "dictature des actionnaires" dont parle Jean Peyrelevade dans son Capitalisme total, ouvrage sur lequel il faudra, un jour, revenir, rien ne vaut une petite étude de cas. Soit donc Arcelor, aciériste européen rescapé du naufrage sidérurgique des années 80 et de nouveau en pleine forme. Il est, comme on le sait, l'objet de la part du néerlandais Mittal Steel d'une proposition d'OPA que de nombreux acteurs trouvent, du point de vue industriel, pleine de sens et qui devrait donc, si seule jouait la loi de fer de l'actionnariat, connaître une conclusion élémentaire : les actionnaires approuvent l'offre, et Mittal absorbe Arcelor, ou pas.

Pourtant la direction d'Arcelor, qui, dès le départ, a refusé l'offre de Mittal au motif de son insuffisance, et qui devrait donc, en bonne logique, attendre tranquillement qu'elle échoue, n'en reste pas là.
Annonçant fin février son plan 2006-2008, Arcelor prévoit de distribuer sur les trois ans qui viennent plus de 15 milliards d'euros à ses actionnaires, soit presque huit fois le total des versements effectués depuis sa création en 2002, en procédant notamment à des cessions d'actifs et à des économies sur l'entretien de son outil de travail. Début avril, on double la mise : le dividende par action proposé passe de 1,2 à 1,85 euros, trois fois celui qui a été versé pour l'exercice 2004 ; de plus, en cas d'échec de l'OPA Mittal, les actionnaires méritants se partageront un bonus de 5 milliards d'euros, financé notamment par endettement. On utilise, par la même occasion, une combine réglementaire pour mettre le canadien Dofasco, récemment acheté et que Mittal prévoyait de revendre à Thyssen, à l'abri dans une fondation néerlandaise, cette sorte de terre d'asile pour entreprises en péril qui rend Dofasco juridiquement indépendant d'Arcelor, provoquant ainsi la colère de Colette, la sainte patronne des petits porteurs. Et, aujourd'hui encore, par une surenchère sur cette politique de terre brûlée, on apprend que cette cagnotte de 5 milliards pourrait être versée quel que soit le destin de l'offre Mittal.

A partir de là, on peut formuler des hypothèses assez simples : ou bien Arcelor disposait, et depuis longtemps, des moyens de se montrer beaucoup plus généreux dans sa politique de dividendes, moyens qu'il a caché à ses actionnaires, entraînant ainsi une sous-évaluation du cours de son titre laquelle, jointe à la dispersion de son capital, en fait une proie facile, ou bien il ne les possède pas, et, dans cette opération par laquelle il cherche à monnayer les voix de ses actionnaires, prouvant au passage le mépris dans lequel il les tient, il met en danger l'avenir de l'entreprise, donc aussi bien celui de l'emploi de ses salariés, qui feront au passage les frais de sa politique d'économies, que celui des investissements des petits porteurs. Dans un cas comme dans l'autre, on ne trouve guère qu'une politique élaborée par les seuls dirigeants, et à leur seul profit.
On comprend alors que ce qui gêne Jean Peyrelevade, c'est cette démocratisation de la possession du capital, fruit de l'enrichissement individuel des Trente glorieuses et qui, par le relais des OPCVM, lui donne comme interlocuteur un gestionnaire de fonds spécialiste de son secteur d'activité, et plus un ordinaire notaire de province. Polytechnicien comme Guy Dollé, le PDG d'Arcelor, lequel sème donc les pilules empoisonnées pour défendre, non pas son entreprise, mais ses positions de pouvoir à l'intérieur de celle-ci, Jean Peyrelevade, patron du Lyonnais d'après la catastrophe, ouvre un nouveau front anticapitaliste à l'écart des altermondialistes : celui de cette noblesse d'État qui, comme le reste de la société, peine à s'adapter aux nouvelles règles du jeu.