"on ne rattrape pas un couteau qui tombe", disait, citant l'un de ces innombrables dictons boursiers, Franck Hennin de Richelieu Finance. Surtout quand le couteau en question pèse du poids des 590 tonnes de l'A380, dont les retards de livraison, en raison des pénalités dues à des acheteurs qui ont lourdement investi pour accueillir le gros porteur, vont profondément affecter les résultats de son constructeur, EADS, pour les années qui viennent. D'un plus haut historique de 35,02 euros atteint le 3 avril, l'action de l'avionneur se retrouve, en cette clôture du 14 avril, coter 18,73 euros, soit un vertigineux piqué de 46 % en dix semaines.
Même s'ils vont lui coûter très cher, les soucis d'assemblage du grand meccano industriel européen ne découlent pas nécessairement de la complexité de sa structure : Boeing, le seul concurrent, qui profite aujourd'hui pleinement des déboires d'Airbus, se trouvait voici trois ans, malgré sa centralisation, dans une même situation de désorganisation de sa production, agrémentée de divers petits scandales qui coûtèrent son poste à son président historique, Phil Condit. Le monde demeurant désespérément imparfait, son martial successeur, le presque septuagénaire Harry Stonecipher, devait démissionner quinze mois plus tard, après la révélation d'une liaison avec une des ses subordonnées, le genre de chose qui, chez Boeing, ne se fait pas.

Il n'empêche : en lançant l' A380, en organisant cette chaîne logistique qui oblige à traverser la moitié de l'Europe pour assembler l'avion à Toulouse, en empruntant cette voie fluviale aux aléas imprévisibles et insurmontables, en passant par une route où il suffit de trois paysans armés de fourches pour bloquer la production du plus gros avion du monde on n'a, clairement, pas cherché à éviter les ennuis. Car il fallait que l'A380 soit fait à Toulouse, ou qu'il ne soit pas. Airbus, ce pur produit d'une politique industrielle qui l'a enfanté, puisque seule une implication publique pouvait, lors de la création de l' A300, prendre le risque de financer son possible échec, montre aujourd'hui les failles d'un système où, avec cette portion de capital toujours public, n'importe quel baronnet titulaire d'un quelconque mandat peut prétendre, comme dans l'histoire de la Sogerma qui prend un jour nouveau avec les difficultés de sa maison-mère, dicter à la direction la marche à suivre. Et si l' A380 échoue, ce qui, pour l'instant, est loin d'être le cas, et s'il échoue pour, pris dans un noeud de contraintes sans rapport avec celles du marché, s'être trop soumis à la dictature de ces petits intérêts politiques locaux mais répartis sur l'Europe entière, alors la notion même de politique industrielle, telle qu'on l'entend et telle qu'on l'applique, aura une fois de plus prouvé son exclusive nocivité.

Il n'y a pas de bon moment pour connaître des difficultés de cet ordre, mais aujourd'hui, elles tombent bien mal. Les vertueuses indignations de café du commerce qui constituent le fond du, disons, débat public, trouveront, après les licenciement boursiers de la Sogerma dont on espère au moins, sans trop y croire, avec l'effondrement de l'action EADS, ne plus entendre parler, dans l'enquête que l'on exige sur un improbable délit d'initié, lequel aurait l'originale caractéristique d'avoir fait l'objet d'une déclaration préalable à l'autorité de tutelle, en rapport avec la réalisation des stock-options des dirigeants de l'avionneur, l'occasion de ressortir le couplet du patron-voyou. Chez Richelieu Finance, Nathalie Pelras annonçait, au prétexte qu'il n'y a plus de danger à ramasser un couteau planté dans le sol, avoir profité de la chute pour acheter des actions EADS : il se pourrait qu'il soit encore un peu tôt, et que la lame reste encore brûlante.