Mon copain Konrad, physicien à Saclay, disait un jour que l'on publie, chaque année, une quarantaine de réfutations de la théorie de la relativité ; sans nul doute, nombre de leurs auteurs trouveraient dans le fait que personne, en dehors de mon copain Konrad et moi, ne soit au courant, la meilleure preuve de la validité de leurs élucubrations. Si leurs délires complotistes n'ont aucune chance de succès, c'est parce la physique possède des défenses naturelles suffisamment solides pour que l'on ne puisse valablement y argumenter sans avoir au préalable donné les preuves de sa légitimité. Mais tous les domaines assez complexes pour que l'on puisse en contrôler l'accès en exigeant comme préalable des années d'études supérieures ne peuvent, comme elle, mobiliser ses armées d'équations pour se défendre contre la prétention omnisciente de l'ignorant, en particulier quand il s'agit de ce que tout un chacun croit comprendre puisqu'il en a un usage quotidien : l'argent.

Au 31 décembre dernier, Clearstream, la salle des machines propriété de Deutsche Börse, comptait, nous apprend l'article que Les Echos lui consacrent en ce vendredi, 8 600 milliards d'euros en dépôt. Puisqu'elle partage avec sa concurrente Euroclear ce rôle de finalisation d'à peu près toutes les transactions sur titres de l'Europe entière, ce qui fait, sans même qu'il le sache, de chaque possesseur d'un compte d'assurance-vie un client potentiel et indirect, un tel montant n'a rien d'étonnant. Pourtant, tellement d'argent, vu à hauteur de son compte en banque personnel, c'est nécessairement suspect. Pour que ces deux mondes qui n'ont aucune raison de ne pas continuer à s'ignorer finissent par se rencontrer, il fallait qu'un intermédiaire pose une passerelle, en l'espèce un journaliste d'investigation, donc un instructeur autosaisi enquêtant uniquement à charge lequel, comme un virus dans une cellule, va projeter ses prénotions sur ce monde qu'il ne connaît pas.
On retrouve toujours quelques invariants dans ces constructions complotistes : un initiateur, journaliste ici, muni d'un haut niveau de formation dans un domaine qui n'a rien à voir avec celui de son enquête, formation qui lui apporte, dans son travail, une certaine facilité intellectuelle, mais aucune compétence technique, des dénonciateurs, ici comme ailleurs salariés licenciés qui peuvent prétendre l'avoir été pour ce qu'ils disent et pas pour ce qu'ils ont fait, imposant ainsi leur propre interprétation des faits tout en validant l'hypothèse complotiste, et, au final, une certaine forme de lecture sciemment biaisée de la réalité, comme dans ce merveilleux procés-verbal d'audition du stagiaire de feu Arthur Andersen, que l'on peut trouver en passant chez Koz, lequel, systématiquement, et toujours allusivement va, face aux incohérences qu'il rencontre dans les bribes de bases de données auxquelles il a accès, écarter l'hypothèse normale, celle de ces erreurs qui nourrissent pourtant des chapitres entiers dans les manuels, au profit de l'hypothèse complotiste, celle de la fraude.

KPMG et Deloitte & Touche, disent Les Echos, ont eux aussi conduit des audits chez Clearstream, en plus d'Arthur Andersen, dont le stagiaire a arraché cette parcelle de vertèbre grâce à laquelle il affirme être en mesure de reconstituer tout le squelette du brontosaure. La vanité de cette prétention, dans un univers social qui, lui, ne relève nullement de la science exacte, suffit, au yeux du sceptique, à disqualifier ses prétentions. Cette vacuité, au fond, explique pourquoi Clearstream parle aux Echos, et pas à Denis Robert : peu lui importe ce qu'un public qui n'a aucune raison de connaître son existence pense d'elle, du moment que ses clients, qui lisent la presse économique, et cette presse spécialisée elle-même, qui dispose de ces compétences indispensables mais que, de toute façon, les complotistes vont, faisant de l'ignorance une vertu, récuser au motif de son inévitable complicité avec ces milieux qu'elle fréquente quotidiennement, seront rassurés. Que le grand public croit ce qu'il lui plait de croire : il n'empêchera pas, sans qu'elle s'en trouve plus mal, la planète financière de tourner.