On ne trouvera sans doute pas meilleur moyen d'évaluer le gouffre qui sépare l'information grand public, qui poursuivra sa route jusqu'aux conducteurs des journaux télévisés, de sa noble cousine, celle qui suscite la réflexion des gens sérieux, et qui est réservée à la presse homonyme, forcément écrite, et, par exemple, économique, que la façon dont des données similaires seront différemment traitées par l'une et l'autre.
Ainsi, chaque année, deux organismes différents publient un rapport qui, à un détail près, traite de la même population : les riches. Chez Forbes, on connaît le très populaire classement, par ordre d'affluence, des milliardaires ; d'autre part, grâce à Merrill Lynch et Capgemini, on peut profiter d'un état détaillé de la fortune de ceux que, dans ce langage épuré propre à la technostructure, l'on appelle les HNWI, les high net worth individuals, le patrimoine net en question ne prenant en compte que les capitaux mobiliers. La différence entre les deux classements pèse d'un facteur mille : Merrill Lynch ne s'intéresse pas aux milliardaires, mais aux très ordinaires millionnaires en dollars, définissant ainsi, avec le taux de change actuel, une catégorie assez proche des assujettis français à l'ISF et qui, donc, contrairement aux happy few de Forbes, possèdent, en plus de leur poids économique, une réelle épaisseur sociale.

Dans le rapport Merrill Lynch, on se croirait à l'OCDE : les riches y sont anonymement évalués au nombre de 8,7 millions, et l'évolution de leur fortune traduit, simplement, la croissance du PIB de leur pays de résidence, d'où une irréfutable constatation : aujourd'hui, on est moins souvent nouveau riche qu'ancien pauvre, encore que, menant le classement de l'accroissement du nombre de millionnaires d'une année sur l'autre que publie aujourd'hui Les Echos, on trouve un membre de l'OCDE : la Corée (+ 21,3 %). Suivent l'Inde (+ 19,3 %), la Russie (+ 17,4 %), l'Afrique du Sud (+ 15,9 %), l'Indonésie (+ 14,7 %) ; le Brésil prend place un peu plus loin, avec + 11,3 %. Chez les anciens riches, les meilleures performances s'obtiennent dans le nouveau monde, en Australie (+ 8,5 %), au Canada (+ 7,2 %), et les plus à plaindre sont allemands, puisqu'ils ne comptent que 0,9 % de riches en plus. Et tout au long du document court l'impression que ces fortunes ne seront nulle part mieux à leur place que chez Merrill Lynch.
Les 793 millardaires de Forbes, eux, ont droit à un traitement individuel, avec photo, biographie et potins : loin des fortunes anonymes qui n'intéressent que les banquiers, ces riches-là sont les têtes d'affiche du monde de l'argent, et, contrairement à leurs habitudes, les héritières Hilton n'y pèsent qu'à hauteur de leurs avoirs. 

Tout le monde aime les riches, mais pas de la même façon. On a rarement, chez nous, l'occasion d'en faire autre chose qu'un objet de moquerie envieuse ou de vertueuse exécration, et c'est bien à ce titre que, chaque année, au JT, l'inévitable William Gates III prend place sur ce pilori virtuel qu'il a si rarement l'occasion de quitter ; ainsi, par cette opération qui concentre sur un individu emblématique cette richesse d'autant plus haïssable qu'elle porte, en quelque sorte, puisqu'incarnée par lui seul, l'indice de Gini à 1, on anéantit cette si troublante réalité qu'analyse Merrill Lynch : si certains pays recensent de plus en plus de riches, c'est que ces pays, et leurs habitants, sont de moins en moins pauvres, et leurs riches ne sont jamais que cette partie, en croissance continue, de leur population désormais en mesure d'intéresser les banques d'affaires. Car, sur un point, au moins, on peut réconcilier Forbes et Merrill Lynch : les héritières sont au nord, les entrepreneurs, au sud.