Le plus surprenant est que cela ne surprenne guère. Pourtant, quand Kirk Kerkorian, devenu principal actionnaire de General Motors sans pour autant dégager la moindre plus-value, proposa à Carlos Ghosn une place à son tour de table, il ne faisait rien moins que de rendre publique son impuissance à sauver de la faillite le plus important constructeur automobile américain et, pour quelques trimestres encore, mondial. Au demeurant, avec une capitalisation boursière qui représente un peu plus de la moitié de celle de Renault et à peu près le tiers de celle de Nissan, l'entreprise américaine ne coûte même pas cher. Car elle cumule les handicaps : incapable de faire face à ses engagements hors-bilan destinés, compte tenu de la minceur des protections publiques, à financer l'assurance maladie et la retraite de ses salariés, inapte à suivre l'évolution de la demande vers des véhicules plus petits, évolution qui connaît une brutale accélération avec la forte hausse du prix de l'essence, General Motors, avec une part de marché presque divisée par deux en vingt-cinq ans, une dégradation, l'année dernière, dans la catégorie des investissements à risque, et une perte de 10,6 milliards de dollars lors de son dernier exercice, ressemble aujourd'hui plus à la SNCF qu'à une entreprise privée.

Il lui faut donc un sauveur et, dans ce rôle, dans ce secteur d'activité, Carlos Ghosn, l'homme qui a sauvé Nissan et, par contrecoup, le Japon tout entier, est irremplaçable. Dans le pays de l'emploi à vie et des relations familiales avec le réseau des fournisseurs et des sous-traitants, seul l'étranger, le barbare, ne risquant pas de perdre une considération que, en tant que barbare et étranger, il ne possédait pas, pouvait, en licenciant, en exigeant des réductions des coûts comme des filières d'approvisionnement, trancher ce noeud si étroitement serré, pour le plus grand profit, d'ailleurs, d'un Toyota, en moins mauvais état que Nissan et qui, prenant prétexte de l'action de Ghosn pour rationaliser à son tour sa production, construisait ainsi les fondations d'une expansion qui lui permettra bientôt de devenir numéro un à la place de General Motors. En bon général, Carlos Ghosn sut ensuite conduire ses troupes à la bataille tout en partageant leur ordinaire, et construire ainsi cette réputation qui lui donne l'aura d'un homme providentiel.
Au fond, à en juger par les réactions pour le moins mesurées de la direction de GM comme des analystes, il est assez probable que Kirk Kerkorian ne cherche qu'à utiliser l'image de père-fouettard du tueur de coûts pour accélérer et radicaliser les évolutions en cours chez General Motors. Dans le cas contraire, il aura simplement inventé un moyen extrêmement tortueux d'embaucher un polytechnicien.