Monsieur le Premier ministre,

Vous signez, dans Les Echos de ce jour, cette bien curieuse tribune dont on suppose qu'on la trouvera bientôt en ligne sur ce lieu où vous semblez avoir vos habitudes. Vous y critiquez, en substance, le succès de l'OPA de Mittal Steel sur Arcelor, dont vous affirmez que, diluant l'ensemble haut de gamme, dans sa production comme dans la gestion de son personnel, que constitue Arcelor au sein d'un "surprenant conglomérat" plus dépendant des vicissitudes du marché, elle ne peut qu'être préjudiciable à la direction de l'aciériste comme à ses employés. Seuls seraient gagnants ces actionnaires qui préfèrent "encaisser une prime momentanée" tout en "précarisant la main d'oeuvre", ce pourquoi vous semblez réclamer pour les salariés un droit de veto sur les opérations de ce type.

Pourtant, votre description de Mittal Steel comporte d'étonnantes lacunes : vous détaillez  les implantations de l'aciériste en Europe de l'Est, en Amérique Latine, voire en Corée du Sud, zones que beaucoup, comme vous sans doute, supposent être de faible droit comme de médiocres salaires. Quelle étrange amnésie vous fait oublier les usines allemandes et françaises de l'aciériste, quelle surprenante géographie vous fait ranger le Canada et les Grands Lacs américains en Amérique du sud ? Si vous craignez pour l'évolution des droits des salariés d'Arcelor, pourquoi ne pas aller interroger ceux de Tréfileurope ou de Mittal Steel Gandrange, tous anciens d'Usinor et qui semblent d'autant moins mal se porter que, en l'absence de Mittal Steel, leur trajectoire professionnelle aurait sans doute fait un détour par l'ANPE ? Sans doute de telles précisions viendraient-elles miner votre démonstration, qui veut faire de Mittal Steel une entreprise volontairement spécialisée dans le bas de gamme et les faibles salaires, la où ne se trouve, en fait, qu'une direction volontariste et opportuniste qui a su profiter des occasions offertes par le marché pour participer avec succès à cette nécessaire consolidation du secteur de l'acier, et qui, avec Arcelor, a bien l'intention de continuer.

Pourquoi faudrait-il, par exemple, attendre de Mittal Steel un développement du travail précaire ? Vous semblez oublier que celui-ci accompagne, entre autres, la baisse de l'emploi dans l'industrie au profit des services, lesquels sont propices à une infinie parcellisation de la durée du travail. Dans la sidérurgie, à l'inverse, cette industrie lourde par excellence, l'outil de travail, utilisé en permanence avec des effectifs relativement faibles, impose plein temps et CDI : quel intérêt y aurait-il à fonctionner autrement ? Le principal risque qui menace les salariés, je l'ai déjà dit, vient de l'éventuelle cession d'actifs à laquelle Mittal Steel pourrait être contraint, pour financer cette surenchère imposée par cette direction d'Arcelor que vous entourez de votre considération. Les actionnaires, eux, arbitrent.

Ils pouvaient, par exemple, choisir l'offre en numéraire, en attendant des autres qu'ils fournissent suffisamment d'actions pour assurer le succès de l'offre ; si j'avais agit ainsi, j'aurais pu encaisser une plus-value de 155 %. Parce que je raisonne à long terme et que, contrairement à ceux qui, comme vous, utilisent l'argumentaire fourni par la direction d'Arcelor du temps de sa résistance, je pense que cette alliance entre deux groupes parfaitement complémentaires, même si, très probablement, ses débuts seront difficiles et que le cours de l'action en souffrira, est totalement justifiée. C'est pourquoi j'ai apporté mes parts à l'offre Mittal Steel ; il serait très intéressant de savoir si la direction d'Arcelor, qui finalement a approuvé l'OPA et que vous semblez tenir en haute estime, a fait de même.

Vous proposez de donner aux salariés "un droit de regard sur leur destin" qu'ils possèdent pourtant déjà, par le biais de cet actionnariat à tarif préférentiel qui leur est réservé, et qui, à en juger par l'évolution de l'indice de l'actionnariat salarié, donne d'excellents résultats. Bien sûr il leur faut alors, même modestement, partager le risque de l'investisseur.
Sans doute, et c'est là la décevante conclusion à tirer de votre tribune, la notion de risque, et la rétribution que l'on exige en compensation, vous est-elle étrangère, vous qui, en perdant du jour au lendemain votre poste de Premier ministre, ne risquiez rien d'autre que de rejoindre votre corps d'origine. S'agissant de l'Inspection des finances, on imaginera sans peine qu'il existe des atterrissages plus rudes. Mais vous aviez fait l'ENA, comme tant d'autres.