class action au cas par cas
Les paradoxales futures victimes de l'adaptation pendante de la class action au droit national, les entreprises qui se trouveraient attaquées par ces essaims de consommateurs mécontents pourvus d'un appétit de criquet pélerin, invoquent pour justifier leur opposition à cette mesure l'exemple américain. Là bas, en effet, le moindre gadin boursier fait désormais éclore une nuée de propositions d'avocats prêts à intenter une action à leur seul compte et à votre unique profit contre les dirigeants de l'entreprise concernée, et les sommes effectivement obtenues en réparation de préjudices plus réels ont de quoi dévaster les plus belles récoltes. Spéculant sur une éventuelle conséquence dommageable de l'introduction d'une nouvelle espèce juridique, cette alarme est sans doute prématurée ; mais l'analyse peut s'appuyer sur la manière dont le corps social a vu évoluer, sur le long terme, les réparations accordées, à titre individuel, à une catégorie précise de consommateurs mécontents, les utilisateurs des services des obstétriciens.
Les Echos publiaient récemment, à partir de données fournies par leur syndicat professionnel, le Syngof, un graphique décrivant l'évolution comparée, depuis 1960, de la mortalité des nouveaux-nés et de la prime d'assurance des accoucheurs. En 1960, la mortalité atteignait 33 sur 100 000, la prime d'assurance étant évaluée à 600 euros ; jusqu'en 2000, date des dernières statistiques, cette mortalité n'a cessé de baisser même si, fort normalement, cette baisse suit une pente de plus en plus faible : 13 décès en 1980, 8,3 en 1990, 6,7 en 2000. Parallèlement les primes d'assurance, stables jusqu'en 1980, augmentent d'abord légèrement, avec un montant moyen de 1 000 euros en 1990, avant d'exploser : 6 000 euros en 2000, 12 500 aujourd'hui ; en quarante-cinq ans, le risque mortel a donc été divisé par 5, le montant réclamé pour, entre autres, couvrir ce risque, multiplié par 20. En d'autres termes, si l'on s'en tient à une corrélation directe, on se doit d'admettre que, plus les naissances sont sûres, plus leur risque est
élevé.
On se tromperait en cherchant l'explication de cet apparent paradoxe dans un paramètre intermédiaire, un
progrès technique, des machines complexes qui, à la fois, diminueraient la mortalité et, du fait de leur
difficulté de mise en oeuvre, augmenteraient le risque d'erreur de diagnostic. Ces deux séries, l'une
dénombrant une évolution physique, l'autre retraçant un phénomène social, la croissance inexorable des exigences que l'on se permet de nourrir envers ce producteur de bien-être qu'est ce corps médical auquel on réclame de plus en plus garantie de résultats et plus seulement de moyens, sont rigoureusement disjointes. Et cette augmentation du contentieux arrive moins, en fait, à cause de ce que les plaignants veulent voir - l'incompétence du médecin dans la maîtrise de ces technologies nouvelles - que de ce qu'ils refusent d'admettre - que le développement de l'appareil technique leur fournit un prétexte à multiplier les exigences impossibles à satisfaire, puisque situées en dehors du domaine de la technique et de l'incertitude qui ne cessera jamais de l'accompagner, exigences qu'ils justifient au nom du développement même de cette technique.
Le risque que l'assurance doit couvrir cesse alors d'être réel, donc prévisible, donc assurable, et entre
dans le domaine, inquantifiable, du pur arbitraire : rien d'étonnnant, alors, que même les spécialistes jettent l'éponge. L'intervention publique aurait pu, en encadrant recours aux tribunaux et montant des indemnisations, traiter le mal à sa racine : avec cette lâcheté désormais familière, elle vient de nouveau de recourir à la solution de facilité, la mutualisation du risque. En faisant payer par la collectivité une bonne part de la prime d'assurance des obstétriciens, l'État de droit prendra une fois de plus aux pauvres pour donner aux riches, tant on peut
difficilement imaginer que ce type de contentieux ne soit pas, cette fois-ci, étroitement corrélé au niveau social du plaignant.
Avec la pression permanente que ne manqueront pas d'organiser ces associations de consommateurs qui trouveront dans ce champ nouvellement ouvert de l'action de groupe un eldorado, on peut douter que les promesses de modération faites par les promoteurs de la future loi résistent bien longtemps ; certains risquent de regretter leur faibles compétences en droit de la consommation.
Commentaires
Très intéressant ton billet. Sans être aussi documentée (merci pour les liens), je ne crois pas que les class actions à la sauce française puissent éviter les dérives américaines. Encore un pas de plus vers la déresponsabilisation du consommateur-citoyen-victime (la canicule c’est la faute du gouvernement, l’obésité des entreprises agro-alimentaires….) ?
Mais à contrario, quand je suis rentrée au Maroc, j’ai pris un bus moribond sur une route de la mort (500 km en 12 heures). Je me suis rendu compte à quel point la vie des 50 âmes voyageuses (dont la mienne et j’y tiens un peu) n’avait aucune valeur. Vaguement provisionnée pour trois pois chiches et deux dattes. Je me suis mise à rêver de class action contre cette compagnie routière …
Mais enfin bon, entre les deux extrêmes, l’équilibre se trouve peut-être dans le détroit de Gibraltar mais je suis pas allée voir.
Je crois que ce commentaire est un peu décousu (voire hors sujet) mais j’espère que tu ne m’en voudras pas
A Clichy-la-Garenne, où j'habite, notre bon maire socialiste est en guerre contre les "cars marocains" (je cite le bulletin municipal). L'émigration, assez souvent, s'est faite, en quelque sorte, de village à village, et on trouve à Clichy une importante population marocaine qui entretient toujours des liens étroits avec son pays d'origine. Pour y retourner en vacances, les marocains utilisent les services de ces multiples petites entreprises de transport qui possèdent des cars en effet pas toujours en bon état, et sans doute assez loin de respecter les normes. Le maire, l'Etat, on décidé de sévir, déjà qu'ils se permettent de charger bagages et passagers sur le trottoir ce qui, paraît-il, est interdit : contrôles stricts, immobilisation des véhicules en infraction. Mais alors, comment ces gens qui, sans doute, en effet, ne sont pas ravis de voyager dans ces conditions, mais ont choisi ce moyen de transport soit parce qu'ils ne pouvaient pas payer plus, soit parce qu'ils ont décidé de ne pas payer plus, font pour rentrer au pays ?
Evidemment, les propriétaires de ces entreprises ne sont pas nécessairement pauvres, mais, avec la concurrence qui existe dans le secteur, je doute que leurs marges soient énormes : alors, les passagers sont-ils prêts à payer plus pour une meilleure sécurité ?
On est ici loin de la problématique de la class action, qui est typiquement une histoire de riches qui s'inventent des problèmes de riches, riches à la fois dans le sens où cette disposition n'est envisageable que dans les pays où il ne reste rien de plus urgent à faire, et où ceux qui y auront recours ne seront sûrement pas les plus défavorisés. L'exemple des obstétriciens est à mon sens intéressant parce qu'il montre à la fois une décorrélation totale entre l'évolution du risque et celle de la prime censée le couvrir, et une explosion du coût des contentieux, explosion exigée par les plaignants, et entérinée par la justice : avec la class action, il n'y a aucune raison pour que les choses n'évoluent pas à l'identique.
Le projet de loi que présente Les Echos dans son édition du 4 août prévoit de limiter les recours aux seules associations de consommateurs agrées, espérant sans doute ainsi contenir les dégâts : comment peut-on se tromper à ce point, et laisser au loup le monopole de la bergerie ? Rien ne dit, de plus, comme le fait justement remarquer le président de la CCIP, que la discussion du texte à l'Assemblée ne soit pas le prétexte à une concurrence d'amendements qui, dès la discussion du projet, feront sauter tous ces illusoires garde-fous.
J’ai pris l’exemple de cette compagnie routière pour illustrer l’impunité des entreprises quand il n’y a pas de garde-fous juridiques, et aussi parce que le risque qu’encourent les clients est pour le coup énorme…D’autant plus que contrairement à tes « cars marocains », cette compagnie fait payer les places très cher, justement pour se démarquer des petits cars miteux et aussi parce qu’il n’y a pas d’autre choix pour faire la liaison Casablanca-Agadir, (le train s’arrête à Marrakech et le billet d’avion coûte aussi cher qu’un Paris-Agadir)
Mais c’est vrai que ça n’a rien à voir avec les class actions qui sont comme tu dis un caprice de pays riches qui refusent d’admettre toute forme de fatalité.
Pour en revenir à tes « cars marocains » de Clichy-la-Garenne, je ne comprend pas trop ta position : tu veux dire que le maire a tort de vouloir imposer les normes françaises (et notamment de sécurité ) à ces cars venus transporter des voyageurs en France et traverser des autoroutes françaises parce que ces mêmes voyageurs ne peuvent pas payer plus ou « ont décidé de ne pas payer plus » ?
Entre la réglementation et l'usage, il y a un espace que les autorités peuvent combler à leur guise : et si l'on désire faire respecter les règles à la lettre, on trouvera sûrement plus d'infractions chez les plus marginaux. Les "cars marocains" de Clichy sont sans doute assez vulnérables sur ce plan-là, sans que cela ait forcément des conséquences en matière de sécurité, d'abord parce que les normes techniques sont un construit social, et que l'on peut, à chaque fois, s'interroger sur leur pertinence, ensuite parce que les accidents sont rarement dus à des défaillances mécaniques, et bien plus souvent au ou aux conducteurs, et notamment à leur état de fatigue que, par définition, l'on ne contrôle pas en vérifiant le matériel.
Mais dans la sollicitude du maire de Clichy à l'égard du "problème des cars marocains", je voyais moins un souci pour la sécurité des passagers que le désir de déplacer ces pauvres qu'on a déjà trop vu.