la plainte
Les vacances, c'est la berezina des blogs. Seul Verel, alors que toute la juriblogosphère était aux champs, a relevé une information qui mériterait pourtant la même attention que la relaxe des faucheurs volontaires : l'annonce du dépôt imminent, après que le tribunal administratif de Toulouse ait, le 6 juin dernier, fait droit à la demande d'Hélène et Alain Lipietz condamnant la SNCF pour la déportation de leur père Georges, décédé en 2003, de 200 plaintes du même ordre. Et Verel pose une question trop rare bien que fondamentale : pourquoi maintenant ? Il faut en ajouter une autre, complémentaire : et pourquoi la SNCF ?
Pourquoi maintenant ? Pas, bien sûr, à cause de cette récente évolution de la jurisprudence, raison avancée par Alain Lipietz et qui ne fait que déplacer la question puisqu'il faut alors déterminer pourquoi, et au bout de quel processus, cette évolution a eu lieu, et seulement maintenant. En se cachant derrière un motif purement technique, on occulte le long cheminement de cette plainte, pour parler comme Jean-François Laé, qui court depuis le début des années 80, et l'accumulation des conditions préalables à son succès, au nombre desquelles l'affaiblissement du dogme de la France résistante, symbolisée par la SNCF et ses médailles, occupe une place prépondérante. On a l'impression, en lisant le commentaire du procès paru dans le quotidien de référence du cheminot, article qui lui vaut un droit de réponse plus long que l'original, ce qui n'est guère dans les habitudes de la presse, que la concurrence entre ces deux lectures de l'histoire, aussi peu scientifiques l'une que l'autre, ne pouvait connaître qu'un seul vainqueur, et qu'il s'agit désormais d'Alain Lipietz.
Pourquoi la SNCF ? Parce qu'un tortueux développement juridique a permis de distinguer l'entreprise de l'État, et que, la déportation du plaignant ayant pris fin à Drancy, il ne pouvait pas, pour obtenir que sa plainte soit retenue, et que le droit lui accorde le fait d'être une victime spécifique, différente de celles pour lesquelles l'État avait déjà reconnu sa responsabilité, auquel cas le procès n'aurait pas eu de raison d'être, viser d'autre cible. En d'autres termes, cette affaire de famille extrêmement particulière dans laquelle, même s'ils s'en défendent, la position sociale des enfants du plaignant, avec cette manière pour Alain Lipietz de laver l'honneur de la famille des polytechniciens contre les polytechniciens alors à la tête de la SNCF et qui l'oblige, à défaut de leur défunte personne physique, à attaquer la personne morale de la SNCF, paraît primordiale, ouvre, pour une période qui prendra fin avec ce mois de septembre, un nouveau front sur le champ global des réparations. Les 200 plaignants qu'évoque Verel, au total, ne seront sans doute guère plus nombreux, et, pour les finances publiques, le préjudice matériel restera vraisemblablement limité ; mais, symboliquement, il s'annonce énorme.
Car ce nouveau front s'inscrit dans le combat que certains groupes mènent pour imposer, au besoin par la force des tribunaux, le règne exclusif de leur vision de l'histoire, combat que l'on a déjà évoqué avec l'affaire Olivier Pétré-Grenouilleau. D'aucuns, dans cette lutte, comme les rapatriés d'Afrique du Nord, faute de capital social, et parce qu'ils sont en concurrence frontale avec d'autres groupes plus fortunés, ont
échoué ; Alain Lipietz, et même si sa victoire se trouve étroitement délimitée, a, pour l'instant, gagné.
Il est possible que le procès Lipietz close une période - celle où, même loin dans le
temps et au travers de l'espace social, il était encore possible d'aller chercher un coupable, fût-il une personne morale, à partir duquel on pouvait encore tracer un lien direct avec les victimes. Alors, les accusations portées contre Olivier Pétré-Grenouilleau en ouvriraient une nouvelle - celle où, à défaut de ce lien direct, une relation symbolique avalisée par une disposition réglementaire fera l'affaire, et où l'on poursuivra ceux qui osent contester le monopole que l'on s'est arrogé sur la lecture légitime de l'histoire. Si le passé devient imprescriptible, rendant la menace d'une action en justice toujours pendante, l'histoire ne pourra plus jamais être librement écrite.
Commentaires
<i>Si le passé devient imprescriptible, rendant la menace d'une action en justice toujours pendante, l'histoire ne pourra plus jamais être librement écrite.</i>
Je ne comprends pas cette phrase, ce qui est susceptible d'être prescrit ce n'est pas le passé mais une infraction considérée comme un acte situé dans le temps.
Je ne suis pas certain que l'histoire puisse être librement écrite (elle est d'ailleurs écrite généralement par les vainqueurs ce qui tend à prouver qu'elle est un acte d'autorité assez suspect).
On pourrait aussi dire que l'historien se trouve soumis au contrôle du juge ce qui ennuie profondément l'un et l'autre comme toutes les compétences partagées.
Finalement la question qui se pose c'est de savoir si l'on peut parler d'histoire ou de mémoire. La judiciarisation du débat historique trouverait sa justification dans une recherche de légitimation de certains, consciement ou non, car l'un des attributs des décisions de Justice est la force de vérité légale. Grossièrement cela signifie qu'une décision de justice définitive exprime la vérité.
Que la recherche d'un vérité historique et la vérité judiciaire empiète l'une sur l'autre n'est pas surprenant si on regarde un calendrier: 2006, la disparition de la mémoire et sa métamorphose en histoire pose avec acuité la question de savoir qui aura autorité pour écrire cette Histoire. L'appui du juge dans un tel contexte n'est pas nécessairement négligeable.
"l'histoire est généralement écrite par les vainqueurs", j'ai peur de trop bien comprendre cette phrase et où elle mène, puisqu'elle conduit à disqualifier le travail de l'historien, c'est à dire d'une certaine forme de connaissance universitaire, fondée sur une longue tradition, rationnelle, sinon scientifique. Ce que produit l'historien n'est pas vrai de sa seule autorité, mais, pour rester simple, au minimum parce qu'il cherche à éviter les biais, et qu'il travaille parmi ses pairs, lesquels ont toute qualité pour le contredire.
En d'autre termes, il vise l'impartialité : le fait qu'il n'y parvienne pas forcément ne peut en aucun cas servir de prétexte à récuser globalement son travail, au profit de la vision que peuvent imposer les groupes que j'évoque, et à propos desquels on peut être certain qu'ils n'accepteront pas d'autre histoire que celle qui sert leur intérêts. Le texte que je cite dans mon billet sur Olivier Pétré-Grenouilleau montre avec autant de clarté que de naïveté la manière dont ils exigent que l'histoire soit écrite :
www.collectifdom.com/arti...
La question de savoir à qui revient d'écrire l'histoire ne se pose donc pas : quelles que soient ses faiblesses, et sauf à supposer qu'il ne soit lui-même que militant, en aucun cas le travail d'un scientifique ne peut être comparé à celui d'un militant.
Et ce jeu se pratique à trois : pas seulement entre historiens et juges, mais entre ces deux groupes - historiens et militants - qui revendiquent ce monopole de l'histoire, et le pouvoir - judiciaire mais aussi politique - qui tranche, et le fait selon l'humeur de l'époque.
Difficile de voir autre chose dans ce "une décision de justice exprime la vérité" qu'une grossière provocation, et si historiens et sociologues ont l'habitude de manier un objet délicat, ils ne sont sûrement pas, aujourd'hui en France, prêts à accepter que qui que ce soit leur impose sa conception du vrai.
Je l'ai dit, il y a à mon sens une différence fondamentale entre le procès Lipietz, où une victime effective d'un dommage dont elle a réellement souffert n'a été empêchée que par le temps de mener son action à terme, et les revendications qui instrumentalisent le crime contre l'humanité dans le seul but d'utiliser la justice, puisqu'il n'existe pas d'autre moyen de ramener à la raison ces historiens récalcitrants, pour imposer leur lecture de l'histoire.
Et si on ouvre cette boîte de Pandore, il n'y a aucune raison d'en rester là, et tout le monde pourra revendiquer pour sa propre chapelle. Après tout, mes ancêtres étant suisses, je n'ai aucune raison d'être associé à quelque remords colonialiste que ce soit ; s'agissant de huguenots cévenols exilés en Suisse au moment de la révocation de l'édit de Nantes, je suis parfaitement fondé à réclamer à la République réparation des dommages causés à l'époque, puisqu'elle succède légitimement à l'autorité légitime de l'époque, et que, d'ailleurs, on trouvera sûrement des mauvaises langues pour prétendre que, pour ce qui concerne le mode de fonctionnement de son administration, rien n'a vraiment changé depuis.
(enfin un vrai commentaire ; merci Vincent. Je vois qu'on est en forme.)