Même si les faits, d'ailleurs secondaires, semblent difficiles à établir, le récent incident de frontière qui a opposé Embruns et Mémoire Vive, deux types radicalement opposés de pratique du blog, offre une occasion intéressante d'analyser, au travers d'un conflit qui, comme toute bonne guerre civile, contraint ceux qui y prennent part à choisir leur camp, une partition en cours de sédimentation dans la blogosphère et de se livrer, une fois de plus, à ces exercices de sociologie récréative que l'on affectionne.

Embruns, qu'il est d'autant moins utile de présenter qu'il s'en charge de lui-même, appartient à la lignée du canal historique, ces associaux atypiques qui ont fait le Web et les logiciels libres, et formèrent le noyau primitif des blogueurs. Ils posèrent ainsi, sinon des normes, du moins des pratiques issues d'Usenet et, au-delà, de la très vieille tradition universitaire de la controverse : une expression souvent rugueuse, un penchant rarement réfréné pour l'étripage verbal, une petite tendance au fonctionnement clanique et, plus globalement, une capacité très limitée à supporter la médiocrité intellectuelle. Mais le Web est vaste et n'appartient pas à ses fondateurs ; la pratique du blog se développant, un grand nombre de réseaux virent le jour, assez souvent autonomes les uns envers les autres et très souplement organisés autour d'une personnalité centrale, de celles que l'on repère au nombre et à l'activité de ses commentateurs, comme Hélène chez les filles.

Sur ce territoire bien assez vaste pour que les nouveaux venus développent leur espace autonome, l'un d'entre eux, Mémoire Vive, spécialiste de ces bouts filmés connus sous le nom de podcasts et à la recherche, comme tout explorateur, de terres vierges qu'il est fort déçu de trouver occupées et, comme tout missionnaire, d'indigènes pas trop rétifs à l'évangélisation, en est venu à affronter le vieux mâle. L'incident, comme le précise pertinement Laurent, vient du fait qu'il a réagit selon ses pratiques habituelles à une intrusion conduite suivant des normes radicalement différentes, et qui lui étaient au départ inconnues. Car il paraît évident que, contrairement à l'usage, Mémoire Vive ait la ferme intention d'imposer aux occupants des lieux ses propres normes, ou plutôt celles qu'elle prétend importer à partir d'origines diverses, le web bon citoyen, le journalisme télévisé, le verbiage sociologisant de la publicité.
De l'agence de publicité, Mémoire Vive retient l'incessante mise en avant de ses fondateurs, de leur parcours et de leur pensée, sorte d'embryonnaire culte de la personnalité, la prétention à invention de nouveaux concepts qui justifieront cette étiquette auto-attribuée de créatif, et l'obsession à faire, si peu que ce soit, argent de tout. Du journalisme télévisé, on singera l'aptitude à imposer sa présence au nom de la transparente vertu de la presse et on gardera la vanité de se penser plus important avec une caméra, laquelle vanité se révèle d'autant plus creuse que l'objet utilisé, un téléphone portable, est insignifiant. Du web bon citoyen, enfin, on gardera le chantage aux bonnes oeuvres, la défiance à l'égard des media, qui se lit dans cette affirmation pas très neuve d'un montage interdit censé garantir l'authenticité des bouts filmés, et ce droit d'ingérence que s'arrogent si facilement les catégories sociales dominantes et qui conduit, par exemple, à redéfinir la Netiquette sans avoir aucune qualification pour ce faire et sans que personne n'ait rien demandé.

Virtuelle, la guerre se conduit donc par bordées d'insultes ; pour l'histoire, il reste regrettable que Laurent ait censuré la VO ; mais sur le site de Mémoire Vive, la VF fournit matière à analyse tant les propos, dans ce style Marie-Chantal que l'on croyait révolu depuis des décennies, en disent long sur la position sociale de ceux qui les tiennent, dans le mépris qu'ils manifestent à l'égard de l'indigène aussi bien que dans leur stupéfaction face au fait qu'il ait osé leur résister. Malheureusement pour Mémoire Vive, les positions dans l'espace social et dans la blogosphère ne sont pas homologues, et ce d'autant moins que les blogs dépendent bien plus du capital culturel que du capital social, si tant est que l'on puisse les distinguer. Pour y trouver sa place, plus qu'une pathétique crise d'autoritarisme, il faudra un apprentissage des pratiques usuelles et de la géographie des positions existantes que, à l'évidence, Mémoire Vive n'est pas prête d'amorcer ce pourquoi, fort probablement, son petit réseau ne deviendra jamais grand.