le sale jeu
Le Kremlin, avec cette impartialité qui caractérise les princes, traitera donc les quatre soeurs à égalité : le 18 septembre, on apprenait la révocation d'une
autorisation environnementale nécessaire à la poursuite du projet Sakhalin2 ; ainsi se concluait la phase initiale d'une offensive qui ne visait pas la seule Shell puisque, quatre jours plus tard, et cette fois-ci pour des raisons encore plus superficielles tenant au non-respect du programme prévu, les activités sibériennes de Total, à Kharyaga, et de TNK-BP à Konykta, se trouvaient à leur tour en première ligne. Il ne restait qu'à ajouter à la liste des objectifs de campagne le Sakhalin 1 d'Exxon pour menacer l'ensemble des projets d'exploitation d'hydrocarbures
conclus à partir de 1995, et dans lesquelles les sociétés occidentales rentabilisaient en nature, gaz ou pétrole, leurs investissements. Encore au stade préliminaire, le conflit permet déjà d'observer des réactions discordantes : chez Total, dont la discrétion proclame son intention de la jouer profil bas, vieille camaraderie franco-soviétique et Normandie-Niemen, on ne trouvera guère au sujet de Kharyaga qu'un document datant de 2004, qui se charge rétrospectivement d'une certaine dose d'ironie ; Shell, tout en restant parfaitement diplomate, réagit de manière autrement plus explicite.
Si les conditions, sans doute extrêmement favorables, faites aux investisseurs occidentaux sous le règne de l'administration précédente déplaisent d'autant plus à l'actuelle qu'aucune clause ne permettait d'amender les accords signés, l'offensive sur quatre fronts simultanés montre bien à quel point celle-ci a été planifiée, elle qui intervient six ans après l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et marque donc, après la mise au pas des oligarques, la fin de l'apurement des comptes du régime
précédent.
Or, cet appel à des sociétés étrangères pour exploiter dans des conditions polaires ces nouveaux gisements d'hydrocarbures ne se justifiait pas seulement par une disette financière aujourd'hui révolue, mais bien par le recours obligé aux compétences technologiques que possédaient seules ces compagnies déjà aguerries sur les champs de l'Alaska ; intervenir au moment où les gisements sont, comme Sakhalin 2, prêts à produire, voire, dans les autres cas, déjà en exploitation, rend la menace d'autant plus crédible que l'on pourrait désormais, techniquement, au pire, tout simplement se passer d'elles.
Au récent sommet tripartite de Compiègne, on semble pourtant s'être bien plus soucié d'un autre dossier, l'entrée de l'État russe via une banque nationale à hauteur de 5 % au capital d'EADS, au prétexte des activités militaires de l'avionneur,
alors même qu'un pacte entre les principaux actionnaires franco-allemands verrouille la stratégie du groupe que ceux-ci sont seuls en mesure de déterminer. La Russie, cet encombrant voisin dont on ne risque pas de pouvoir se passer de si tôt, indispensable fournisseur d'énergie et de
matières premières, marché significatif et désormais parfaitement solvable, souffre encore, à l'image d'une industrie aéronautique ne survivant même plus à sa grandeur passée et qui, comme le rappelle La Tribune, n'a toujours pas sorti de nouveau modèle depuis la fin de la période soviétique, de failles béantes.
On a donc tout intérêt à tisser avec cet système en reconstruction ces liens technologiques, économiques et, plus encore, capitalistiques qui, en produisant un patrimoine commun, amarreront est et ouest bien plus sûrement que ces signatures en bas d'un document que, dans sa situation actuelle, l'État russe n'a toujours pas appris à respecter. Mais il faudra, pour ne pas faire les frais de la partie qui commence et où l'on jouera très gros jeu, investir un peu plus que les bredouillages indignés, la rhétorique pesante du patriotisme économique et
les petits arrangements nationaux qui constituent pour l'Europe d'aujourd'hui sa seule ressource inépuisable.
Commentaires
Le constat est implacable et l'analyse pertinente... Quelques questions cependant:
- La frilosité, voire l'indignation vertueuse dont la patriotisme économique est la manifestation la plus tangible, qui anime les dirigeants européens n'est-elle pas aussi dictée par la crainte, peut-être fondée, de voir des capitaux mafieux se répandre sur nos fleurons technologiques comme la misère sur le pauvre monde? Cette crainte, en tous les cas, même si elle relève du fantasme est très largement, au moins chez nous, alimentée par les rapports des services qui entretiennent de l'Est une vision plus marquée par l'empreinte d'OSS 117 que par celle des Amitiés Franco-Russes!
- La personnalité pour le moins glaciale de Vlad Dracul Poutine n'est elle pas aussi pour beaucoup dans la distance raisonnable que les dirigeants occidentaux entendent laisser entre eux et un homme dont ils sont persuadés qu'il va les saigner à l'arme blanche, façon commando, dès qu'ils auront le regard tourné vers Bicêtre croyant y trouver le Kremlin?
Tout ça pour dire que, peut-être, il conviendrait, aussi, de penser les relations internationales en terme de jeux de pouvoir (ou de pouvoir du je), dans lesquels les rationnalités économiques chères à l'école classique relèveraient plus du discours convenu(pipeau?) que de l'engagement sincère. Mais après tout l'économique n'est-il pas le langage du pouvoir? En tous cas pour ce qui concerne les liens qu'il faudrait tisser avec ce système en reconstruction c'est pas gagné!
On se souvient du surnom, "robber barons", des grands capitalistes américains du XIXème, les Rockefeller, les Carnegie, comme de l'origine de la fortune des Kennedy. On raconte que, à la fin de la guerre de Corée, le général-dictateur Park a réuni les plus grands voleurs du pays, ceux qui s'étaient enrichis grâce au marché noir, et leur a proposé un marché : la prison, ou l'investissement de leur fortune sur place, et qu'ainsi son nés les chaebols.
Quand on reconstruit un système sur les ruines d'un autre, par définition, il n'y a plus de loi, sauf celle du plus fort ; mais, puisqu'il n'y a pas de capitalisme sans sécurité juridique, on se trouve dans une situation où un bien mal acquis finit nécessairement par profiter sinon à tous, du moins à tous ceux qui deviennent des acteurs économiques du système. Bien sûr, la sécurité juridique, voire la sécurité tout cour comme le montre le récent assassinat d'Andreï Kozlov, vice-président et Monsieur Propre de la banque centrale russe, dans l'empire Poutine, on en est loin. Mais par rapport à l'ère Ielstine, y'a du mieux.
Et puis, il y a un second point : même s'il y a deux bouts à un oléoduc, et qu'il n'est pas si simple de fermer les vannes, même si on peut dans certains cas chercher d'autres sources d'approvisionnement pas forcément plus sûres, genre Azerbaïdjan ou Kazaksthan, en gros, on n'a pas le choix, et tant qu'a choisir sa dépendance, la Russie vaut quand même mieux que l'Iran.
bonjour Denis, désolée d'utiliser ton fil commentaires pour ce message à caractère personnel, mais je ne trouve pas ton mail sur ton blog.
Je t'ai interviewé lors de la République des Blogs et je diffuse -un extrait- de ton interview demain matin sur Europe1 à 6h47 dans le "Journal des Blogs" (podcasté et dans le podcast Media, ou réécoutable en streaming pendant 30 jours sur www.europe1.fr)
Pour une fois, tu joueras les "favoris" sur les ondes au moins.
A bon entendeur...
salutations et félicitations pour ton saleblog, très fréquentable.
Cathy Nivez
(tu peux effacer évidemment ce commentaire qui n'en est pas un...)
Je découvre ce blog par hasard. Mâtin!quel blog! On y traite de tout avec passion. Et si leblog avait été inventé pour Dirty Denys?
Génial!
ab
ça alors, pourtant, avec Sakhalin 2, j'étais sûr de tenir un truc qui passerait jamais à la radio.
Mon adresse électronique est accessible grâce au lien qui figure sur la dernière ligne de la page d'accueil, à condition d'utiliser un navigateur qui respecte les standards (Konqueror/Firefox sous Linux, Camino/Safari sour MacOS X, Firefox sous Windows). Oui, ma maman m'a interdit de parler aux gens qui utilisent Internet Explorer.
Axel, tu es trop bon.
Denys> Bon je prends un petit quart d'heure du temps qui m'est chèrement payé par mon boss pour lui prodiguer du conseil et de la brosse à reluire, et je te réponds, rapide.
Certes la dépendance énergétique de la France vis à vis de l'ex-URSS reste importante au plan du gaz avec environ 21% des importations (mais quand même 27% pour la Norvège...);par contre sa dépendance par rapport au pétrole russe est nettement moins importante avec seulement 10% des importations totales (chiffres 2005 - source DGMEP). Par ailleurs les réserves prouvées de la Russie ne sont que de 5% contre près de 65% au Moyen Orient (et même de plus de 9% en Afrique australe). Ce qui fait dire à la très sérieuse fondation Robert Schumann que "le pétrole russe ne pourra constituer, à moyen et long terme, une alternative à celui du Moyen-Orient".
Alors si l'on se place sur le terrain de la plus stricte realpolitik l'Iran ça vaut mieux que la Russie. Du coup la réserve prudente de l'Europe, et plus particulièrement de la France, face à un Poutine qui par ailleurs massacre joyeusement des muslins comme à Gravelotte, prend un relief singulier...
Je sais tout ça est un peu court, mais bon, l'idée c'est que ya plein de bonnes raisons, même des mauvaises, pour ne pas aller s'embourber dans le marais poutinien. C'est du moins ce qu'on s'autorise à penser là où on est autorisé à penser.
Sinon j'te r'mets un Picon bière?
Denys, selon vous, un boycott temporaire du gaz et du pétrole russe est-il donc inenvisageable ? Les réserves prouvées de la Russie sont faibles : la Chine pourrait les absorber toutes entières en vingt ans. Et une fois ces réserves consommées la Russie n'aurait plus les moyens de ses mauvaises manières, à supposer que ce soit encore nécessaire.
En version soft, on pourrait attendre la fin de Poutine. Je ne suis pas sûr que ce sera plus court que la méthode précédente.
Je me demande dans quelle mesure la politique énergétique Breton/Villepin (biocarburants, réveil du charbon) n'est pas un premier pas dans cette direction.
Alors, Poutine est-il soluble dans le capitalisme ? Lui, qui reconstruit son empire pierre par pierre avec Gazprom en fer de lance, espère que non. Personnellement, j'en sais rien. Je sais, par contre, que ceux qui souhaitent entrer au capital d'EADS ont besoin d'argent, et pas d'une autorisation. Je sais aussi que l'on répète urbi et orbi que la Russie ne possède pas tellement de réserves en hydrocarbures. Mais elle dispose d'une quantité inégalée de territoires inexplorés, et un petit coup d'oeil sur la carte des gisements exploités à Sakhaline donne une idée de ce dont on pourrait disposer une fois le tour de l'île accompli.
En outre, le montant des réserves dépend seulement du prix du pétrole : qu'il monte encore, et la célèbre ceinture d'huiles lourdes de l'Orénoque pourra devenir rentable. Peut-on adopter à l'égard de Poutine une politique plus ferme ? Jennifer, qui propose des analyses intéressantes bien qu'un peu scolaires, pense que non. Moi, je me contente de parier qu'on ne le fera pas.
Mais ce qui m'étonne surtout, c'est ce grand calme sur les marchés pétroliers alors que, à l'exception des gisements en fin de vie de la mer du Nord, à peu près toutes les importations proviennent de zones à haut risque géopolitique. On vit vraiment dans le court terme.
Et pour le Picon-bière... Orangina, plutôt ? Sanguine, d'accord, c'est plus corsé.
Juste pour info annexe : une évaluation non-scientifique estime que des pays comme la France pourraient, en cas de crise, réduire de 25% leur consommation d'hydrocabures par le simple recours à une certaine discipline collective.
Cela vaut peut-être mieux que de renoncer à nos traditions démocratiques pour accéder au confort pétrolier, devenant ainsi, ce faisant, satellites de ce qui sera alors devenu le nouvel empire du mal pour la première armée du monde.
Anna Politkovskaïa... ça donne envie d'aller causer affaires avec Vlad' non? Sinon ça roule pour l'Orangina, mais regular only: j'fais pas d'stock sur l'improbable!