FMI et Banque Mondiale, les deux vieilles sorcières de Bretton Woods, ont été, de la part des milieux altermondialistes, l'objet d'un si intense bombardement que l'on finit par se demander comment la CNUCED, dont l'objectif consiste pourtant on ne peut plus clairement à encourager la mondialisation, a bien pu échapper au pilonnage. A l'évidence son mode de fonctionnement, proposer une tribune et produire des rapports, exactement conforme donc à la pratique altermondialiste, lui permet, puisqu'elle ne manipule pas ces financements abhorrés, d'échapper à la censure du mouvement d'autant plus facilement que son comité idéologique a déjà fort à faire avec les économistes libéraux. Pourtant, chaque année, la CNUCED procède à une sorte d'attentat virtuel sous la forme de son Rapport sur l'investissement mondial, l'investissement qui sert à acheter des moyens de production pour développer son activité et pas à placer à taux fixes les maigres économies issues de sa production pétrolière, dont la dernière version se révèle particulièrement explosive. Impossible, bien sûr, de résumer ses presque quatre cent pages en un court billet, et l'on se contentera donc de rapidement exposer un point particulier, qui a tout pour désespérer Paris 8 : la part prise dans les pays développés par les investissements en provenance de ces entreprises des pays émergents que la CNUCED n'hésite plus à qualifier de multinationales ; ça commence à la page 105.

La part de ces pays dans ces flux d'investissements directs, qui atteint en 2005 17 % du total mais fluctue fortement d'une année à l'autre, compte moins que la croissance de ceux-ci : faible jusqu'en 1991, elle connaît d'abord une accélération, puis une explosion en 2000 où elle culmine à 147 milliards de dollars, avant de retomber brutalement avec la crise boursière pour ensuite, tout aussi soudainement, retrouver en 2005 un niveau de 133 milliards. En somme, cette évolution montre comment, avec comme instant zéro la dissolution de l'URSS, les pays émergents se sont rapidement fondus dans le capitalisme mondial au point d'en subir, inévitablement, les crises ; mais elle ne peut à elle seule témoigner de ce changement de régime par lequel, depuis quelques années, les pays émergents, grâce aux ambitions de leurs entrepreneurs, jouent désormais un rôle moteur.

Même si le rapport de la CNUCED mesure pour l'essentiel des agrégats, il permet de distinguer deux modes de fonctionnement de ce capitalisme, une utilisation, si l'on peut dire, purement financière de la rente que procurent les matières premières donc, évidemment, au premier rang, le pétrole moyen-oriental dont les revenus restent investis en produits financiers au point, nous dit-on, que, dans la région, la Turquie arrive en tête des investisseurs directs, et un capitalisme entrepreneurial qui, selon les cas, en fonction du poids de l'Etat, donc de l'intérêt qu'il accorde à tel ou tel secteur d'activité, sera public, avec les compagnies pétrolières comme CNOOC, ONG, Petronas ou Petrobras, ou privé, et dans la grande tradition de ces dynasties familiales qui ont fait l'histoire du capitalisme occidental.
Dans son chapitre IV, le rapport développe une fascinante analyse qui tente de répondre à cette éternelle question fondamentale : pourquoi maintenant ? Quels chemins ont parcouru Orascom, société de BTP créée en 1950 par Onsi Sawiris, première pierre d'un groupe qui, dit le rapport, représente 40 % de la capitalisation de la bourse du Caire, et qui dépensera en 2005 12 milliards de dollars pour racheter l'opérateur de téléphonie mobile italien Wind, ou Cemex, qui ouvrira sa première cimenterie au Mexique en 1906 et, désormais troisième cimentier mondial, investit 4 milliards de dollars pour acquérir le britannique RMC ? La réponse, c'est l'ouverture au monde, qui permet l'accumulation de capital dans les pays émergents, laquelle fournit les munitions pour une expansion mondiale devenue réglementairement possible et, avec l'accroissement de la concurrence, économiquement nécessaire. Et l'actualité fournit aujourd'hui une illustration exemplaire de ces stratégies puisque Tata Steel, pièce de ce très vieux conglomérat fondé en 1868 par le patriarche d'une dynastie parsie, rachète aujourd'hui Corus, dernier lambeau tout juste survivant de la sidérurgie britannique. Pour le coup, c'est bien le colonisé qui s'invite au tour de table du colonisateur, et se paye les restes de ces aciéries de Sheffield qui fondirent le bon acier des canons du défunt Empire.