Certes, grâce à Bertrand, dont c'est après tout le métier, on avait obtenu l'information avant les autres. Mais la perspective, à l'occasion de la soirée de lancement de Firefox 2.,0 de se retrouver au milieu de 385 inconnus dans une salle où, selon l'organisateur, l'assourdissement général, en plus de la libre et volontaire participation du public, serait assuré par des spécialistes, n'avait rien de bien exaltant. Du coup, inscrit avec le numéro 404, on n'a pas été invité à un raout où l'on ne serait sans doute pas allé. Mais au moment même où, à Paris, on célébrait innocemment le petit panda et l'oiseau-tonnerre, l'orage grondait sur la Virginie : en une seule séance sur le Nasdaq, l'action RedHat, déjà nettement à la baisse depuis avril, perdait près de 25 % de sa valeur. Et l'information n'affectera pas seulement ceux qui avaient pris l'habitude, via PayPal, de nourrir quelques nécessiteux d'une portion de leurs plus-values.

Car, soigneusement tenu en réserve pour le dernier jour d'Openworld, la sauterie annuelle où Oracle célèbre, entre autres, son union avec le monde du libre, au point que, la veille encore, RedHat, qui participait à la fête, s'y félicitait de son sort, le lancement d'Oracle Unbreakable Linux risque, au minimum, de modifier profondément l'équilibre économique du secteur. Celui-ci se nourrit en effet d'une originale symbiose, où les éditeurs, RedHat, Novell, Mandriva, distribuent un produit gratuit dont le moteur provient de multiples sources GPL ou BSD et dont l'emballage, en particulier l'interface d'administration qui rend la chose plus accessible aux allergiques à la ligne de commande et n'est par pour rien dans son récent succès, est développé maison. Les éditeurs commerciaux ne rentabilisent donc leur activité que par la vente de contrats d'assistance, lesquels génèrent désormais des revenus suffisants pour leur permettre, par la mise à disposition de développeurs, de participer directement, pour le bien commun en général et celui de leurs actionnaires en particulier, à l'amélioration de ces logiciels dont ils ne peuvent directement tirer profit.
Comme un renard dans un poulailler, l'initiative d'Oracle qui, avec Unbreakable Linux, lance une mortelle guerre des prix en proposant, pour les propres produits de RedHat, RHEL 3 et 4, un support moitié moins cher, se déclarant même prêt à assister ses clients, avec la force de frappe que l'on imagine, au cas où son comportement de coucou déclencherait chez RedHat une contre-attaque légale, risque d'aspirer les ressources des éditeurs spécialisés. Et il les contraint à cheminer sur une étroite ligne de crête : tant que Linux restait dans les laboratoires, sa faible notoriété, la puissance de la concurrence propriétaire, la pesanteur confortable du monopole Microsoft empêchaient le développement d'un marché viable. Maintenant que, après dix ans d'efforts, le libre, avec ses marques, RedHat, SuSE, Mandriva, MySQL, ou ses produits, Firefox, OpenOffice, a fait ses preuves, au point d'inverser la situation de départ et de devenir une solution qui garde ses avantages propres mais ne fait plus peur à personne, la taille du marché actuel et l'attrait de ses perspectives fournit à des entreprises bien plus puissantes, qui peuvent elle aussi bénéficier des bienfaits du libre sans y avoir jamais rien investi, une incitation à s'y faire une place à leur mesure, et selon leurs méthodes.

En agissant ainsi, Oracle ne vise rien d'autre que l'élimination d'un concurrent ; on imagine ensuite, si son coup marche, le soin avec lequel il continuera le développement de produits annexes, les distributions grand public comme Fedora, par exemple, et la générosité dont il fera preuve pour le bien de la communauté. Avec ce comportement de pure prédation, en lançant une guerre des prix dans un rapport de forces à peu près aussi inégal que celui qui oppose le cotonnier du Midwest à son collègue burkinabé, Oracle, d'un coup d'un seul, met en danger le fragile équilibre économique du logiciel libre.