De ce côté-ci du Rhin, on aura finalement consacré peu de place à l'affaire que les journaux télévisés locaux ont présentée comme une profanation de cadavres perpétrée en Afghanistan par des soldats allemands. Décrite en ces termes, rappelant au public français de sinistres agissements comme la profanation du cimetière juif de Carpentras, elle se vide pourtant, à l'analyse, progressivement de sa chair, au point de révéler une tout autre substance que celle que l'on prétendait y trouver.

L'histoire commence le 24 octobre lorsque Bild Zeitung, le célèbre tabloïde germanique, publie quelques photos montrant des soldats allemands posant avec un crâne, affirmant que celles-ci ont été prises en Afghanistan, lors d'une patrouille, et en 2003. Les autorités réagissent, condamnent avec fermeté, engagent des poursuites contre deux, puis quatre, puis au total sept profanateurs dont certains ont déjà quitté l'armée, et alors que l'on ignore encore l'origine de ces restes, même si l'on retient la piste d'une fosse commune creusée dans une gravière et qui pouvait contenir les corps de soldats russes tués lors de l'occupation soviétique. Puis Stern, cet autre incontestable gardien de l'éthique journalistique, publie une photo prise en 2001 dans un camp d'entrainement de la Bundeswehr situé dans le sultanat d'Oman et montrant, sur la portière d'un 4x4, un dessin de palmier qui, s'il représentait un arbre plus court, au tronc droit, au feuillage plus fourni et frappé en son centre d'une croix gammée, reproduirait l'emblème peint sur les véhicules de l'Afrika Korps au cours de la seconde Guerre mondiale. Le 4x4, affirme Stern, appartenait au KSK, le Kommando Spezialkräfte, dont il n'est  guère nécessaire de traduire l'intitulé.

L'intérêt de l'affaire ne tient évidemment pas à ces faits qui s'effritent lorsque l'on tente de les saisir et qui, finalement, se révèlent moins graves que les plaisanteries des carabins jouant avec les organes de ces cadavres qui auraient été imprudemment légués à la médecine si leurs propriétaires n'avaient su qu'un tel sort les menaçait, et assez comparable à ces rituels avec ossements auxquels se livraient, et se livrent peut-être encore, les visiteurs clandestins des catacombes.
On a plutôt affaire ici à un feuilleton, dont le contenu macabre et scandaleux se trouve bien adapté à la presse populaire, lancé par Bild trois ans après les faits, pour des raisons qui restent obscures, comme si l'on avait tenu l'histoire en réserve en espérant qu'un jour l'actualité fournisse des images un peu plus salissantes que ces quelques os desséchés, entretenu par Stern qui ne pouvait laisser son concurrent dans la presse de caniveau occuper seul le terrain et bonifié grâce à l'implication, démentie depuis, des forces spéciales avec l'imaginaire spécifique qui les accompagne, puis repris, développé et commenté par la presse sérieuse, laquelle, après confirmation officielle et ouverture d'une enquête, se trouvait fondée à intervenir sans pour autant se salir les mains au contact d'un matériau révélé par l'intouchable Bild Zeitung. À la manoeuvre, l'ensemble de la presse germanique trouve ici de quoi conforter les inquiétudes de ses lecteurs, méfiants face à cette armée allemande qui, après le Kosovo, retrouve progressivement son rang auprès des autres forces occidentales, et sera donc de plus en plus appelée à intervenir sur des théatres variés, inquiets des conséquences, mais sans doute moins des inévitables victimes que des crimes et délits dont leurs soldats pourraient se rendre coupables, et qui les renverraient alors d'autant plus durement qu'ils savent pouvoir compter sur leurs voisins pour le leur rappeler vers ce passé nazi dont ils ne cessent de porter la culpabilité.

Pourtant, jusqu'à présent, et n'en déplaise à la Frankfurter Allgemeine Zeitung qui, de manière profondément déplacée, notamment en raison de l'absence de toute espèce de victime, directe ou indirecte, parle d'une "sorte d'Abu-Ghraib", la Bundeswehr dans ses opérations extérieures est toujours innocente des crimes qu'on semble attendre impatiemment qu'elle commette. Et l'affaire des profanateurs montre surtout comment une presse réputée sérieuse est prête à écrire une histoire de la manière qui lui convient lorsque les faits peinent à satisfaire ses attentes.