Dès qu'on passe le périphérique, la densité d'occupation baisse. Voilà pourquoi on trouve encore, près du centre ville, une usine tout juste désaffectée, en route vers la banlieue profonde : sur la rue, un bâtiment administratif brique et béton, assez typique du genre et en fort bon état, derrière, une série d'ateliers quelconques avec au milieu une de ces grandes cheminées de briques qui eurent tant de mal à survivre à la désindustrialisation. Au premier coup d'oeil, le programme de réhabilitation, détruisant les ateliers, restructurant le bâtiment sur rue, entourant la cheminée d'un échafaudage dont on pouvait penser qu'il servait à sa réfection et qu'elle allait devenir ainsi, au centre d'une construction nouvelle, le monument du souvenir du passé industriel, paraissait pertinent. Après tout, cent mètres plus loin, Patrice Novarina a bien édifié un ensemble d'habitation autour d'un arbre. Mais non.
Car en lisant le dernier bulletin municipal, cette irremplacable source d'informations ethnographiques, on apprend que, "souhaitant conserver le patrimoine historique du quartier", la ville a procédé au démontage de la cheminée, et lance une souscription pour financer sa reconstruction, ailleurs. Une décision qui soulève quelques questions, puisqu'on imagine mal quelle procédure permet de démonter une construction en brique, et que l'on comprend difficilement en quoi le fait que ces briques soient vieilles de quelques dizaines d'années suffit à les rendre plus précieuses que celles qui, répondant aux même normes et produites de la même façon, sortent quotidennement des briquetteries et, plus fondamentalement, parce que l'on aimerait connaître la mystérieuse propriété grâce à laquelle cet édifice dont on ignore sans doute jusqu'à l'architecte peut bénéficier d'un traitement de faveur que l'on refuse à d'autres.

Les connaisseurs, en passant devant cette halle de métal et de verre qui, avec sa salle modulaire au premier étage et son toit coulissant, a tout de la machine et n'abrite plus guère qu'un marché bi-hebdomadaire, savent ce que tous les autres, ou presque, autorités municipales en tête, ignorent : après la villa Savoye de Le Corbusier à Poissy, qui échappa à la démolition par le geste d'André Malraux, la Maison du Peuple de Baudoin, Lods et Prouvé est le deuxième bâtiment moderne français le plus connu au monde, du genre dont on ne compte plus les livres, articles, notices et couvertures qui lui sont consacrées. Inscrite à l'Inventaire des Monuments Historiques depuis plus de vingt ans, la Maison du Peuple, victime principale de la sordide petite guerre de positions que se livrent la ville et l'Etat pour savoir qui déboursera les quelques euros nécessaires à une réhabilitation entreprise voilà dix ans, jamais terminée et déjà à reprendre, illustre jusqu'à la caricature la malédiction de la modernité, laquelle, pour l'architecture, se double, en plus de l'incompréhension globale qui accompagne ce geste par lequel on révoquait les canons artistiques en vogue depuis des siècles, à la fois de cette cécité qui fait ignorer toutes les contraintes qui pèsent sur ce qui n'est jamais uniquement une oeuvre d'art, et de cette focalisation qui ne veut connaître que les détails ornementaux justement bannis des constructions modernes.
On comprend alors pourquoi les salines royales d'Arc et Senans de Claude-Nicolas Ledoux, malgré leur âge classique, cet édifice si particulier et pourvu d'une signification unique dans l'histoire de l'architecture, ne valent, pour les autorités locales qui l'utilisent comme un Disneyland, que la contribution qu'elles peuvent apporter aux comptes touristiques du département. Dans une démarche tout autant intéressée que n'importe quelle action commerciale, puisqu'elle vise, de la même façon, à rapporter, en l'occurrence des voix, la municipalité préfère cette cheminée qui lui permet de jouer l'air complaisant du patrimoine industriel à la modernité métallique de la Maison du Peuple pour laquelle même la reconnaissance officielle, s'appliquant à une oeuvre dont la qualité demeure irrémédiablement impénétrable au sens commun, reste impuissante.