On connaît l'histoire du message qui, répété de bouche en bouche, revient à l'oreille de son auteur sans que celui-ci en comprenne un mot. Les rédacteurs du rapport du World Institute for Development Economics Research, consacré à la répartition du patrimoine des ménages à l'échelle mondiale auraient sans doute autant de mal à reconnaître leur travail dans ce qu'en publient les gazettes, Libération par exemple si, visiblement, le service de presse de leur institut ne s'était complaisament chargé du brouillage, au point de réduire les 70 pages du rapport à ce seul slogan inscrit en grosses lettres d'or dans un cartouche rouge, "une étude originale montre que les 2 % les plus riches possèdent la moitié du patrimoine mondial". Avec des arguments aussi frappants accompagnés d'un lancement mondial et en simultané devant l'association britannique de la presse étrangère et les journalistes accrédités aux Nations-Unies, et d'un ample communiqué qui rend superflue la lecture du texte originel, on admettra qu'il était inutile de réfléchir, et qu'il ne restait plus qu'à reproduire. Et c'est là que ça coince.
Car il existe une différence de taille, mais sans doute parfaitement opaque pour le grand public, entre le communiqué repris par Libération, et le rapport : dans le communiqué, les données monétaires, en dollars, sont presque toujours exprimées en parités de change ; dans le rapport, même si les deux coexistent, elles figurent pour l'essentiel en parités de pouvoir d'achat.

La méthode des parités de change a comme seul vertu sa fruste simplicité ce qui, sans doute, explique en partie pourquoi elle plait tant aux journalistes : pour effectuer des comparaisons internationales en termes monétaires, il faut bien utiliser une unité commune. En général, on emploie le dollar américain, et on convertit donc la valeur depuis la monnaie du pays d'origine en dollars au taux de change du jour, et le tour est joué. Mais en agissant ainsi, on gomme les différences de pouvoir d'achat entre les pays, et on fait comme si le litre de lait de yack avait la même valeur à New York et à Oulan-Bator. Pour pallier cet inconvénient on va, pour chaque pays, calculer un coefficent qui permet une comparaison en termes réels, donc en parité de pouvoir d'achat, et l'utiliser pour redresser les données. C'est le principe de l'indice Big Mac popularisé par The Economist : vendu dans le monde entier, rigoureusement composé des mêmes éléments par définition produits sur place, ce met de choix sera vendu à des prix, en termes réels, excessivement variables, en fonction du pouvoir d'achat de ses consommateurs, et fournit donc une bonne indication sur celui-ci. Par définition, un seul pays connaît une identité entre les calculs en parité de change et en PPA : les Etats-Unis, dont la monnaie sert de référence. Le hasard faisant mal les choses, le fait que ce pays compte parmi les plus riches aura un énorme impact sur les conversions en parité de changes : plus on sera éloigné de la parité 1, et, dans les faits, plus le pays sera pauvre, plus sa richesse réelle, en termes de pouvoir d'achat, sera supérieure à sa richesse fictive, calculée en dollars courants. Ainsi, alors que le patrimoine par tête aux Etats-Unis se monte à 143 000 $, il est, pour la France, de 85 800 $ en parité de changes, et de 93 700 $ en PPA. Et vers le bas de l'échelle, le patrimoine des Chinois passe ainsi, d'une méthode à l'autre, de 2600 $ à 11 200 $, celui des Indonésiens de 1400 $ à 8 000 $, et celui des Indiens de 1100 $ à 6500 $, et se trouve donc réévalué d'un facteur cinq à six, et l'écart avec les pays riches réduit dans les mêmes proportions. Et si l'on peut craindre qu'un journaliste de Libération ignore ce genre de subtilité, on peut être convaincu que le choix du service de presse du WIDER ne doit rien au hasard.

Si la présentation qui en est faite se trouve donc, à l'évidence, consciemment biaisée, le rapport lui-même, composé pour l'essentiel de tableaux précédés de commentaires largement redondants, n'est pas à l'abri d'une multitude de reproches. Ainsi, ses rédacteurs ne possèdent des données à peu près complètes que pour 18 pays, lesquels sont, nécessairement, les plus riches ; pour 15 autres, on ne dispose que du montant du patrimoine financier des ménages. Comme le rapport le précise, le foncier représente généralement entre 40 % et 60 % de la richesse totale ; donc, si l'on n'en connaît pas la valeur, on ignore l'essentiel. Au total, le rapport s'appuie sur des données statistiques, plus ou moins fragmentaires, issues de comptabilités nationales, pour seulement 38 pays. Les chiffres publiés pour les 191 autres sont donc estimés à grands coups de régressions, et une portion significative du rapport détaille les méthodologies employées à cette fin. D'autres distortions, de nature démographique par exemple, sont expédiées en quelques lignes, tandis que les mutiples erreurs d'échantillonnage issues des méthodes de recueil des données sont traitées un peu plus en détail.
Comme l'écrivent les auteurs en introduction, on ne s'était jusqu'à présent guère préoccupé de comparer au niveau mondial les patrimoines des ménages. L'exercice, entre données manquantes, difficulté d'évaluer ce qui n'est pas l'objet d'une transaction, et volatilité des actifs, paraissait sans doute aussi périlleux que vain et sa conclusion aussi inévitable, puisque le patrimoine n'est rien d'autre que le produit des richesses accumulées au cours des siècles, lequel explique pourquoi les riches sont riches, que, en dehors de sa capacité à générer l'indignation des bien-pensants, inutile. Choisir, pour une institution dont la notoriété est vraisemblablement proportionnelle à son effectif de 15 permanents, de produire un tel travail, et prendre soin d'en assurer la promotion mondiale relève donc sans doute moins de la pertinence scientifique que des stratégies de placement dans le champ de la recherche, ce pourquoi on a affaire là à un objet au moins autant sociologique qu'économique.